L’e-fuel, le plan B face au tout électrique
Nous sommes en 2035. Toute l’Europe n’offre que des véhicules électriques à la vente. Enfin presque. Les e‑fuels ont réussi à se faire une place. Voilà pour cette hypothèse futuriste. Mais retour à la réalité. L’e‑fuel permettrait de réduire entre 70 et 90 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à l’essence.
Le sujet ne date pas d’hier. Dès les années 1930, des chercheurs allemands produisaient, à partir de charbon et d’un peu d’hydrogène, des e‑carburants via le procédé appelé Fischer‑Tropsch. Mais l’ère du pétrole a rendu cette solution obsolète.
"Historiquement, l’intérêt pour l’e‑fuel provenait de l’automobile. Ce sont les Allemands qui ont imaginé les solutions possibles pour pérenniser l’industrie du moteur thermique avec des carburants faiblement émetteurs en CO2 sur l’ensemble du cycle de vie du véhicule", rappelle Antonio Pires da Cruz, responsable de programme chez l’IFP Énergies Nouvelles (IFPEN) au sein de la business unit Produits énergétiques. Sauf que les énergéticiens se sont concentrés sur le pétrole, qui était significativement moins coûteux.
Les Allemands appuient leurs exigences
Puis, en 2015, survient l’affaire du Dieselgate qui pousse l’Union européenne à se pencher sur la question de la décarbonation de l’automobile. Le plan Fit for 55 devait permettre la suprématie de la motorisation électrique et sonner le glas des ventes de véhicules thermiques en 2035. Une mesure qui semblait presque acquise.
Mais en mars 2023, coup de théâtre ! Sous la pression de l’Allemagne, la Commission européenne autorise finalement la vente de véhicules thermiques et hybrides à la condition d’utiliser des carburants de synthèse et d’empêcher l’usage de carburants fossiles.
La position de Berlin n’est pas une surprise. En 2022, déjà, le ministre allemand des Transports, Volker Wissing, déclarait : "Nous voulons que les moteurs à combustion restent une option s’ils fonctionnent exclusivement avec des carburants synthétiques." "La filière automobile allemande a poussé le gouvernement à défendre la solution de l’e‑fuel. Cela répond aux objectifs de l’Allemagne de basculer vers le 100 % renouvelable à l’horizon 2035, ce qui suppose de stocker l’énergie. Ce qu’ils font par le biais de l’hydrogène", précise un spécialiste du sujet d’une organisation professionnelle. Pour la filière, la Commission européenne a rompu la neutralité technologique en misant tout sur l’électrique.
"C’était écrit que les e‑fuels seraient autorisés dans le cadre des réglementations pour la transition énergétique. Se focaliser sur le tout électrique, c’était du greenwashing" souligne Alain Lunati, directeur général de SP3H, start‑up française basée à Aix‑en‑Provence (13), spécialisée dans l’identification de l’e‑fuel.
Des constructeurs qui placent leurs pions
L’e‑fuel semble donc se frayer un chemin parmi les solutions disponibles dans la décarbonation de l’automobile. Pour les constructeurs, il se présente avant tout comme un carburant de transition. En effet, l’un des avantages du carburant de synthèse, c’est sa capacité à être utilisé sans que des modifications ne soient apportées aux véhicules, tout en conservant les performances des carburants classiques. "Les véhicules à batterie ne représentent que 15 % de la production annuelle mondiale. Quand on sait que la durée de vie d’un véhicule est de 18 ans, il faut trouver une solution pour décarboner ces véhicules qui constituent un parc roulant de 300 millions de voitures thermiques en Europe", soulève Alain Lunati.
Porsche n’a pas attendu la décision européenne pour se lancer dans les carburants de synthèse. Avec Siemens Energy et HIF Global, le constructeur a inauguré, en septembre 2021, une usine pilote au Chili pour la production d’e‑fuels en se basant sur l’éolien. Un site qui doit fabriquer, d’ici à 2026, 550 millions de litres d’e‑carburants, que le constructeur allemand met à l’épreuve dans le sport automobile.
Le groupe Renault s’est aussi prononcé par l’intermédiaire de son directeur de la technologie, Gilles Le Borgne, dans une interview pour le site Automotive News Europe. Le constructeur n’exclut pas de s’appuyer sur l’e‑fuel pour préserver la compétitivité de ses modèles Dacia qui pourraient souffrir s’ils devaient basculer vers le 100 % électrique.
De son côté, Stellantis a mis à l’essai 28 de ses moteurs (Euro 6) afin de vérifier leur compatibilité avec l’e‑fuel. Ce qui correspond à 28 millions de véhicules thermiques du groupe en circulation depuis 2014. Des tests concluants qui, si l’e‑fuel se démocratise, pourraient permettre d’éviter 400 millions de tonnes de CO2 en Europe entre 2025 et 2050, selon le groupe.
Des tests réalisés en collaboration avec l’énergéticien Aramco, l’un des principaux acteurs de l’e‑fuel dans l’automobile. "La priorité du groupe, c’est de proposer une mobilité zéro émission pour tous. C’est pour cela que l’e‑fuel a toujours été un dossier sur lequel nous investissons. Mais nous avons changé d’échelle grâce à la production que nous proposent les pétroliers", souligne Fabien Lanteires, responsable du développement des moteurs chez Stellantis Europe.
Début de l’industrialisation de l’e‑fuel
Mais outre la réglementation, une autre donnée entre dans l’équation : son industrialisation. "Ce qui est nouveau pour nous, c’est la dimension industrielle de production d’e‑fuels proposée par notre pétrolier partenaire Aramco. Ce dernier nous permet d’aller un cran plus loin, afin de mener des tests, tout en nous offrant des perspectives de faisabilité et de disponibilité des e‑fuels dans un avenir proche", présente Fabien Lanteires.
Pour la filière de production d’e‑fuels, l’année 2023 a été riche, mais pas forcément dans le domaine automobile. À défaut d’alternatives de décarbonation, ce sont l’aviation et le maritime qui pourraient être les principaux fers de lance de la filière. "Dans le domaine du transport aérien, 2023 a permis de voir la naissance de réglementations via le ReFuelEU Aviation Act qui impose des taux d’incorporation de carburants de synthèse et de biocarburants. Cela a donné un cadre réglementaire à l’industrie pour pouvoir commencer à investir dans des unités de production d’e‑fuels, indépendamment du coût que cela peut avoir", assure Antonio Pires da Cruz.
Selon lui, une réglementation contraignante va favoriser l’émergence d’une filière avec un effet volume vertueux sur les prix et le secteur aérien pourrait ainsi être l’accélérateur que tout le monde attend.
L’e‑fuel peu approprié à l’automobile ?
En revanche, certains experts sont plus mitigés. Dans une étude publiée en décembre 2022 sur les grandes tendances, le cabinet Roland Berger s’est intéressé au coût de production et de distribution de l’e‑fuel. En effet, si l’on se base sur les chiffres de l’association de recherche allemande sur les moteurs thermiques FVV, le coût de l’e‑fuel varie de 1,9 euro/litre à 3,1 euros/litre HT. Roland Berger anticipe cependant une chute des coûts de production sur le long terme grâce à l’amélioration de la technologie et la diminution du prix de l’électricité et estime que le litre d’e‑fuel pourrait baisser à 1,02 euro/litre d’ici à 2030.
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Mais pour le cabinet d’audit et de conseil, ce n’est pas du tout la marche qui est suivie par les autorités qui sont concentrées sur le tout électrique. "C’est une stratégie partagée par les constructeurs français. Les investissements qui ont été réalisés sur l’électrique sont tels que nous sommes condamnés au succès", souligne un spécialiste.
L’indétrônable électrification
Il faut dire aussi que l’électrification des véhicules a des arguments à faire valoir pour se positionner en tant que principale solution de décarbonatation par rapport aux carburants de synthèse.
Dans un premier temps, une étude de l’institut de Dortmund précise que le rendement énergétique d’une voiture roulant à l’e‑fuel approche les 13 %, là où il atteint 30 % en essence et 80 % lorsque le véhicule est à batterie. Selon diverses sources allant d’Aramco en passant par FVV et Shell, relayées par nos confrères de l’Ingénieurs de l’Auto, 1 l d’essence de synthèse correspond à 9,1 kWh.
En s’appuyant sur cette donnée, le média prend pour exemple une voiture du segment D effectuant 100 km. Pour un véhicule à batterie, la consommation et les pertes lors de la recharge équivalent à 22 kWh, tandis qu’un véhicule roulant à l’e‑fuel consomme 5 l /km soit 135 kWh. Six fois plus que son homologue électrique. Mais ce comparatif ne prend pas en compte la production.
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Fidèle à sa ligne, l’ONG Transport & Environment a aussi publié une étude en octobre 2023 pour contrer les arguments en faveur de l’e‑fuel face aux véhicules à batterie. Ainsi, selon l’association, si l’UE ne tient pas sa promesse d’appliquer aux carburants de synthèse l’exigence d’une neutralité carbone, les véhicules roulant aux carburants de synthèse émettraient cinq fois plus de CO2 qu’un véhicule électrique.
Pour appuyer ses propos, l’ONG prend en exemple une berline essence du segment C conduite en 2035, émettant 204 g/km de CO2. En remplaçant l’essence par de l’e‑fuel, ce véhicule émettrait 61 g/km de CO2. Ce qui serait incomparable par rapport à un modèle équivalent en électrique qui ne rejetterait que 13 g/km de CO2.
"J’ai repris leurs calculs et je remarque qu’ils sont toujours basés sur des hypothèses extrêmement théoriques sur les gains de la batterie électrique. Nous ne pouvons pas nous passer des e‑fuels sur un parc de véhicules anciens. Selon l’Ademe, si vous effectuez un long trajet en Peugeot 308 ou en Renault Megane avec du carburant de synthèse, vous ramenez l’empreinte carbone d’un véhicule thermique à celle d’une Dacia Spring", prêche pour sa paroisse Alain Lunati.
Contrer l’influence chinoise
Il est probable que l’avenir de l’automobile se dessine autour d’un mix énergétique qui permettra d’atteindre la neutralité carbone. Mais la filière fait valoir que les e‑fuels intéressent aussi parce qu’ils pourraient être un levier d’indépendance énergétique.
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"Est‑ce que l’électrique est une stratégie 100 % gagnante face à des acteurs chinois qui maîtrisent plus de 75 % de la chaîne de valeur de la production de la batterie ? Alors, certes, la France se positionne sur la question avec des gigafactories et sur l’amont de la filière. Mais un certain nombre de matériaux passent aussi par la Chine. Et nous avons une certaine vulnérabilité sur ces sujets‑là", explique un expert. Les carburants de synthèse n’ont pas fini de faire parler d’eux.
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Décarboner l’e‑fuel
Comme le précise le règlement européen, la vente des véhicules thermiques pourra se poursuivre au‑delà de 2035, à condition que les carburants de synthèse soient totalement décarbonés. En théorie, la recette d’un e‑fuel vert est plutôt simple. Il faut de l’hydrogène vert et capter le dioxyde de carbone dans l’atmosphère ou dans de la biomasse, comme dans les déchets alimentaires par exemple. Des procédés qui restent balbutiants à l’échelle industrielle. Mais la production de carburants de synthèse dépend aussi de l’électricité nécessaire à leur fabrication. Il y a ainsi une différence entre une production d’e‑fuels réalisée avec de l’électricité issue d’une centrale à charbon et de l’énergie nucléaire.
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Par conséquent, certains décisionnaires européens, comme Pascal Canfin, eurodéputé et président de la Commission environnement du Parlement européen, appellent à un contrôle de ces carburants. Aujourd’hui, il existe peu de solutions pour exercer ce contrôle. La start‑up d’Alain Lunati, SP3H, fait partie des seules entreprises capables d’analyser la structure moléculaire d’un carburant. Lauréat France Relance, la société basée à Aix‑en‑Provence (13) a participé au CES de Las Vegas pour présenter sa solution d’analyse à distance de l’e‑fuel. D’autres entreprises pourraient se lancer sur ce sujet à l’avenir.
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