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Industrie

L’e-fuel, le plan B face au tout électrique

Publié le 26 mars 2024

Par Jean-Baptiste Kapela
11 min de lecture
Alors que le marché automobile s’électrifie à marche forcée, une autre option pourrait redonner de l’intérêt aux moteurs thermiques. Les constructeurs et les énergéticiens travaillent discrètement sur les carburants de synthèse, sous l’œil méfiant de Bruxelles.
e-fuel
-70 à -90 %, c'est la réduction des émissions de CO2 des e-fuels par rapport aux carburants fossiles. ©AdobeStock-luchschenF

Nous sommes en 2035. Toute l’Europe n’offre que des véhi­cules électriques à la vente. Enfin presque. Les e‑fuels ont réussi à se faire une place. Voilà pour cette hypothèse futuriste. Mais retour à la réalité. L’e‑fuel permettrait de réduire entre 70 et 90 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à l’essence.

 

Le sujet ne date pas d’hier. Dès les années 1930, des chercheurs alle­mands produisaient, à partir de charbon et d’un peu d’hydrogène, des e‑carburants via le procédé appe­lé Fischer‑Tropsch. Mais l’ère du pé­trole a rendu cette solution obsolète.

 

"Historiquement, l’intérêt pour l’e‑fuel provenait de l’automobile. Ce sont les Allemands qui ont imaginé les solutions possibles pour pérenniser l’industrie du moteur thermique avec des carburants faiblement émetteurs en CO2 sur l’ensemble du cycle de vie du véhicule", rappelle Antonio Pires da Cruz, responsable de programme chez l’IFP Énergies Nouvelles (IFPEN) au sein de la business unit Produits énergétiques. Sauf que les énergéticiens se sont concentrés sur le pétrole, qui était significativement moins coûteux.

 

Les Allemands appuient leurs exigences

 

Puis, en 2015, survient l’affaire du Die­selgate qui pousse l’Union européenne à se pencher sur la question de la dé­carbonation de l’automobile. Le plan Fit for 55 devait permettre la supré­matie de la motorisation électrique et sonner le glas des ventes de véhicules thermiques en 2035. Une mesure qui semblait presque acquise.

 

Mais en mars 2023, coup de théâtre ! Sous la pression de l’Allemagne, la Commis­sion européenne autorise finalement la vente de véhicules thermiques et hybrides à la condition d’utiliser des carburants de synthèse et d’empêcher l’usage de carburants fossiles.

 

La position de Berlin n’est pas une surprise. En 2022, déjà, le ministre allemand des Transports, Volker Wissing, déclarait : "Nous voulons que les moteurs à combustion restent une option s’ils fonctionnent exclusi­vement avec des carburants synthé­tiques." "La filière automobile alle­mande a poussé le gouvernement à défendre la solution de l’e‑fuel. Cela répond aux objectifs de l’Allemagne de basculer vers le 100 % renouve­lable à l’horizon 2035, ce qui suppose de stocker l’énergie. Ce qu’ils font par le biais de l’hydrogène", précise un spécialiste du sujet d’une orga­nisation professionnelle. Pour la fi­lière, la Commission européenne a rompu la neutralité technologique en misant tout sur l’électrique.

 

"C’était écrit que les e‑fuels se­raient autorisés dans le cadre des réglementations pour la transition énergétique. Se focaliser sur le tout électrique, c’était du greenwashing" souligne Alain Lunati, directeur général de SP3H, start‑up française basée à Aix‑en‑Provence (13), spécia­lisée dans l’identification de l’e‑fuel.

 

Des constructeurs qui placent leurs pions

 

L’e‑fuel semble donc se frayer un chemin parmi les solutions dispo­nibles dans la décarbonation de l’au­tomobile. Pour les constructeurs, il se présente avant tout comme un carburant de transition. En effet, l’un des avantages du carburant de synthèse, c’est sa capacité à être uti­lisé sans que des modifications ne soient apportées aux véhicules, tout en conservant les performances des carburants classiques. "Les véhi­cules à batterie ne représentent que 15 % de la production annuelle mon­diale. Quand on sait que la durée de vie d’un véhicule est de 18 ans, il faut trouver une solution pour décarbo­ner ces véhicules qui constituent un parc roulant de 300 millions de voi­tures thermiques en Europe", sou­lève Alain Lunati.

 

Porsche n’a pas attendu la décision européenne pour se lancer dans les carburants de synthèse. Avec Siemens Energy et HIF Global, le constructeur a inauguré, en sep­tembre 2021, une usine pilote au Chili pour la production d’e‑fuels en se basant sur l’éolien. Un site qui doit fabriquer, d’ici à 2026, 550 mil­lions de litres d’e‑carburants, que le constructeur allemand met à l’épreuve dans le sport automobile.

 

Le groupe Renault s’est aussi pro­noncé par l’intermédiaire de son directeur de la technologie, Gilles Le Borgne, dans une interview pour le site Automotive News Europe. Le constructeur n’exclut pas de s’ap­puyer sur l’e‑fuel pour préserver la compétitivité de ses modèles Dacia qui pourraient souffrir s’ils devaient basculer vers le 100 % électrique.

 

De son côté, Stellantis a mis à l’essai 28 de ses moteurs (Euro 6) afin de vé­rifier leur compatibilité avec l’e‑fuel. Ce qui correspond à 28 millions de véhicules thermiques du groupe en circulation depuis 2014. Des tests concluants qui, si l’e‑fuel se démo­cratise, pourraient permettre d’évi­ter 400 millions de tonnes de CO2 en Europe entre 2025 et 2050, selon le groupe.

 

Des tests réalisés en colla­boration avec l’énergéticien Aramco, l’un des principaux acteurs de l’e‑fuel dans l’automobile. "La priorité du groupe, c’est de proposer une mobilité zéro émission pour tous. C’est pour cela que l’e‑fuel a toujours été un dossier sur lequel nous investissons. Mais nous avons changé d’échelle grâce à la production que nous proposent les pétroliers", souligne Fabien Lanteires, responsable du développement des moteurs chez Stellantis Europe.

 

Sous la pression de l’Allemagne, la Commission européenne permet la vente de véhicules thermiques à condition d’utiliser des e fuels totalement décarbonés. ©AdobeStock-Grecaud Paul

 

Début de l’industriali­sation de l’e‑fuel

 

Mais outre la réglementation, une autre donnée entre dans l’équation : son industrialisation. "Ce qui est nouveau pour nous, c’est la dimension industrielle de production d’e‑fuels proposée par notre pétrolier parte­naire Aramco. Ce dernier nous per­met d’aller un cran plus loin, afin de mener des tests, tout en nous offrant des perspectives de faisabilité et de dis­ponibilité des e‑fuels dans un avenir proche", présente Fabien Lanteires.

 

Pour la filière de production d’e‑fuels, l’année 2023 a été riche, mais pas forcément dans le domaine automobile. À défaut d’alternatives de décarbonation, ce sont l’aviation et le maritime qui pourraient être les principaux fers de lance de la filière. "Dans le domaine du transport aé­rien, 2023 a permis de voir la nais­sance de réglementations via le Re­FuelEU Aviation Act qui impose des taux d’incorporation de carburants de synthèse et de biocarburants. Cela a donné un cadre réglementaire à l’industrie pour pouvoir commencer à investir dans des unités de produc­tion d’e‑fuels, indépendamment du coût que cela peut avoir", assure Antonio Pires da Cruz.

 

Selon lui, une réglementation contraignante va favoriser l’émergence d’une fi­lière avec un effet volume vertueux sur les prix et le secteur aérien pour­rait ainsi être l’accélérateur que tout le monde attend.

 

L’e‑fuel peu approprié à l’automobile ?

 

En revanche, certains experts sont plus mi­tigés. Dans une étude publiée en décembre 2022 sur les grandes tendances, le cabinet Roland Berger s’est intéressé au coût de production et de distribution de l’e‑fuel. En ef­fet, si l’on se base sur les chiffres de l’association de recherche alle­mande sur les moteurs thermiques FVV, le coût de l’e‑fuel varie de 1,9 euro/litre à 3,1 euros/litre HT. Roland Berger anticipe cependant une chute des coûts de production sur le long terme grâce à l’améliora­tion de la technologie et la diminution du prix de l’électricité et estime que le litre d’e‑fuel pourrait baisser à 1,02 euro/litre d’ici à 2030.

 

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Mais pour le cabinet d’audit et de conseil, ce n’est pas du tout la marche qui est suivie par les au­torités qui sont concentrées sur le tout électrique. "C’est une stratégie partagée par les constructeurs fran­çais. Les investissements qui ont été réalisés sur l’électrique sont tels que nous sommes condamnés au succès", souligne un spécialiste.

 

L’indétrônable électrification

 

Il faut dire aussi que l’électrification des véhicules a des arguments à faire valoir pour se positionner en tant que principale solution de décarbo­natation par rapport aux carburants de synthèse.

 

Dans un premier temps, une étude de l’institut de Dortmund précise que le rendement énergé­tique d’une voiture roulant à l’e‑fuel approche les 13 %, là où il atteint 30 % en essence et 80 % lorsque le véhicule est à batterie. Selon diverses sources allant d’Aramco en passant par FVV et Shell, relayées par nos confrères de l’Ingénieurs de l’Auto, 1 l d’essence de synthèse corres­pond à 9,1 kWh.

 

En s’appuyant sur cette donnée, le média prend pour exemple une voiture du segment D effectuant 100 km. Pour un véhi­cule à batterie, la consommation et les pertes lors de la recharge équiva­lent à 22 kWh, tandis qu’un véhicule roulant à l’e‑fuel consomme 5 l /km soit 135 kWh. Six fois plus que son homologue électrique. Mais ce com­paratif ne prend pas en compte la production.

 

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Fidèle à sa ligne, l’ONG Trans­port & Environment a aussi publié une étude en octobre 2023 pour contrer les arguments en faveur de l’e‑fuel face aux véhicules à batterie. Ainsi, selon l’association, si l’UE ne tient pas sa promesse d’appliquer aux carburants de synthèse l’exi­gence d’une neutralité carbone, les véhicules roulant aux carburants de synthèse émettraient cinq fois plus de CO2 qu’un véhicule électrique.

 

Pour appuyer ses propos, l’ONG prend en exemple une berline essence du seg­ment C conduite en 2035, émettant 204 g/km de CO2. En remplaçant l’essence par de l’e‑fuel, ce véhicule émettrait 61 g/km de CO2. Ce qui serait incomparable par rapport à un modèle équivalent en électrique qui ne rejetterait que 13 g/km de CO2.

 

"J’ai repris leurs calculs et je remarque qu’ils sont toujours basés sur des hypo­thèses extrêmement théoriques sur les gains de la batterie électrique. Nous ne pouvons pas nous passer des e‑fuels sur un parc de véhicules anciens. Selon l’Ademe, si vous effectuez un long tra­jet en Peugeot 308 ou en Renault Me­gane avec du carburant de synthèse, vous ramenez l’empreinte carbone d’un véhicule thermique à celle d’une Dacia Spring", prêche pour sa pa­roisse Alain Lunati.

 

Contrer l’influence chinoise

 

Il est probable que l’avenir de l’au­tomobile se dessine autour d’un mix énergétique qui permettra d’at­teindre la neutralité carbone. Mais la filière fait valoir que les e‑fuels intéressent aussi parce qu’ils pour­raient être un levier d’indépendance énergétique.

 

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"Est‑ce que l’électrique est une stratégie 100 % gagnante face à des acteurs chinois qui maîtrisent plus de 75 % de la chaîne de valeur de la production de la batterie ? Alors, certes, la France se positionne sur la question avec des gigafactories et sur l’amont de la filière. Mais un certain nombre de matériaux passent aussi par la Chine. Et nous avons une cer­taine vulnérabilité sur ces sujets‑là", explique un expert. Les carburants de synthèse n’ont pas fini de faire parler d’eux.

 

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Décarboner l’e‑fuel

 

©SP3H

 

Comme le précise le règlement européen, la vente des vé­hicules thermiques pourra se poursuivre au‑delà de 2035, à condition que les carburants de synthèse soient totalement décarbonés. En théorie, la recette d’un e‑fuel vert est plutôt simple. Il faut de l’hydrogène vert et capter le dioxyde de carbone dans l’atmosphère ou dans de la biomasse, comme dans les déchets alimentaires par exemple. Des procédés qui restent balbutiants à l’échelle industrielle. Mais la production de carburants de synthèse dépend aussi de l’électricité né­cessaire à leur fabrication. Il y a ainsi une différence entre une production d’e‑fuels réalisée avec de l’électricité issue d’une centrale à charbon et de l’énergie nucléaire.

 

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Par conséquent, certains décisionnaires européens, comme Pascal Canfin, eurodéputé et président de la Commission environnement du Parlement européen, appellent à un contrôle de ces car­burants. Aujourd’hui, il existe peu de solutions pour exercer ce contrôle. La start‑up d’Alain Lunati, SP3H, fait partie des seules entreprises capables d’analyser la structure moléculaire d’un carburant. Lauréat France Relance, la société basée à Aix‑en‑Provence (13) a participé au CES de Las Vegas pour présenter sa solution d’analyse à distance de l’e‑fuel. D’autres entreprises pourraient se lancer sur ce sujet à l’avenir.

 

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