Marc Bruschet, Mobilians : "Le marché automobile français est grippé, mais il n’est pas condamné"

Le Journal de l’Automobile : Selon le baromètre de confiance réalisé en mars dernier, 90 % des dirigeants de la distribution automobile sont pessimistes sur la situation du secteur automobile et près des deux tiers sur l’avenir de leur entreprise. Partagez‑vous ce constat ?
Marc Bruschet : Je comprends le constat dressé par les dirigeants des groupes de distribution. Et je le partage. Nous venons de traverser 5 ans de crise du marché automobile. Cela laisse des traces sur les rentabilités et notamment celles concernant l’exercice 2024. Mais nous devons prendre un peu de recul. Et même si l’année 2025 ne s’annonce pas comme réjouissante, cela ne signifie pas pour autant que le secteur et les entreprises concernées sont condamnés.
J.A. : Comment se profile l’année 2025 ?
M.B. : Le niveau des commandes m’inquiète plus que celui des immatriculations. Globalement, l’évolution des commandes est négative chaque mois depuis août 2024, jusqu’en avril 2025. Nous nous rapprochons même du niveau enregistré en 2023, soit les chiffres les plus bas recensés depuis 2013. À cette date, celui‑ci avait atteint 1 136 000 unités. C’est très inquiétant. Il était donc certain que les livraisons du premier et même du deuxième trimestre 2025 n’allaient pas être bonnes.
Dans ce contexte, difficile de se prononcer sur l’année complète. Soit les prochains mois restent sur la même tendance et dans ce cas, le marché automobile français ne dépassera pas 1,6 million d’immatriculations. Soit on assiste à une réaction des constructeurs pour apporter un peu plus de marge de manœuvre aux consommateurs.
J.A. : Qu’entendez-vous par marge de manœuvre ?
M.B. : Le taux d’épargne des Français dépasse désormais les 18 %. C’est juste énorme. Nous étions déjà les champions de l’OCDE avec 15 %. Je pense que les Français surréagissent à un contexte macroéconomique qu’ils peignent en noir. Même si la situation n’est pas réjouissante, nous ne sommes quand même pas en récession.
Mais le contexte est compliqué en France car nous sommes affectés par une certaine instabilité politique qui empêche d’avoir un cap clair. Pour acheter un véhicule, qui se situe entre un bien de consommation courante et un bien d’investissement, soit, pour illustrer, entre un smartphone et un logement, il faut avoir une vision assez claire de son propre avenir. Ce que les Français n’ont pas.
J.A. : Mais qu’est‑ce qui pousserait les Français à un achat automobile ? Une baisse des prix plus importante ? L’arrivée de petites voitures plus abordables ?
M.B. : Je pense qu’il faudrait une plus grande lisibilité de la politique commerciale des constructeurs automobiles. Et sans doute des offres très simples, très claires comme, par exemple, des loyers sans apport initial. C’est facile à comprendre pour le consommateur.
Un autre point bloquant pour l’acheteur particulier et pour les entreprises : la fiscalité, sa volatilité et son caractère punitif. Sur les quatre premiers mois de l’année, les achats des particuliers ont baissé de presque 14 % et ceux des entreprises de presque 8 %. Aucun des canaux ne sauve l’autre !
Entre la taxe au poids, les avantages en nature, le verdissement des flottes et tout ce que le gouvernement qualifie de "taxes incitatives", nous voyons bien qu’en réalité, le coût de la fiscalité est multiplié par deux sans que les achats de voitures électriques progressent réellement. Les taxes sont donc exclusivement punitives et ne servent pas l’objectif recherché. Au final, c’est bien le client qui décide.
Le lien entre le fournisseur‑constructeur et le distributeur est une relation qui a de l’avenir parce qu’elle est nécessaire dans le schéma de production et de commercialisation des véhicules
J.A. : Quelle serait la solution ?
M.B. : L’État n’a sans doute pas attaqué le problème par le bon côté. Si on veut "dégripper" le marché et en même temps décarboner le parc, la prime à la conversion est le seul vecteur qu’il faut utiliser. Il vaut mieux quand même rouler avec un véhicule de 3 ans en Crit’Air 1 que garder un véhicule de près de douze ans d’âge.
J.A. : Le prix des véhicules reste un frein au passage à l’électrique. Récemment, Luca de Meo, directeur général du groupe Renault, et John Elkann, président de Stellantis, ont dénoncé la multiplication des normes européennes qui a entraîné des véhicules plus grands, plus lourds et plus chers. Êtes‑vous d'accord avec leur analyse ?
M.B. : Il y a eu une inflation des tarifs. C’est certain. Obliger les constructeurs à mettre les mêmes Adas dans une petite citadine, qui roule 95 % de son temps en ville, que dans une berline de segment D, amenée à faire de longs trajets, n’a quand même pas beaucoup de sens. Sans doute la Commission et le Parlement européens pourraient adapter ces normes à l’utilisation du produit.
Mais je pense quand même que cette inflation, qui s’est fortement accélérée depuis deux ans, coïncide avec un phénomène effectivement de captation de la marge par les constructeurs. On voit bien d’ailleurs que les marges opérationnelles ont grimpé à des niveaux jusqu’alors inconnus dans le secteur automobile. Aujourd’hui, elles retrouvent les niveaux d’avant la crise.
J.A. : Comment se portent les réseaux de distribution dans ce contexte ?
M.B. : L’année 2024 est une sorte de point de bascule, où beaucoup de réseaux sont passés dans le rouge. Une situation qui s’explique par une sédimentation des problèmes depuis quatre à cinq ans. Le plus inquiétant reste sans doute le profil de l’année 2025 qui sera quand même assez technique.
Je pense que nous vivrons un rebond en 2026, mais en attendant, il faut effectivement serrer les rangs avec les partenaires habituels de la distribution, c’est‑à‑dire les constructeurs et les partenaires financiers des réseaux, captives ou banques. Les constructeurs ont aussi intérêt à mettre en place des politiques commerciales vraiment orientées vers les clients pour relancer le marché.
J.A. : Les banques ont‑elles une bonne compréhension de la distribution automobile et du marché des véhicules en général ?
M.B. : Certainement, d’autant que les problèmes de rentabilité ne sont pas concentrés sur des concessionnaires monomarques et monosites. Ce sont plutôt les groupes de distribution multimarques qui les vivent. Mais je pense que les groupes de distribution sont suffisamment solides et outillés pour passer la crise avec l’appui de leurs partenaires financiers habituels.
Nous vivrons un rebond en 2026, mais en attendant, il faut serrer les rangs avec les partenaires habituels de la distribution
J.A. : Est‑ce que cette aggravation de la crise signifie que le secteur arrive au bout d’un système relationnel entre constructeurs et distributeurs ?
M.B. : Je ne suis pas certain. Ce secteur nécessite obligatoirement une complémentarité et une interpénétration entre la filière amont, les constructeurs, et la filière aval, c’est‑à‑dire la distribution puisque la commercialisation des produits n’est pas assurée en direct par le fournisseur. Certains s’y sont essayés, comme Tesla par exemple. Le système initial a dérivé vers la "succursalisation". Mais, a priori, ce n’est pas la racine du mal.
Ce lien entre le fournisseur‑constructeur et le distributeur est une relation qui a de l’avenir parce qu’elle est nécessaire dans le schéma de production et de commercialisation des véhicules. Même si nous pourrions assister à des révisions des stratégies commerciales.
J.A. : Mais l’abandon de la mise en place du contrat d’agent dans de nombreux réseaux n’apporte‑t‑il pas une certaine force aux distributeurs ? N’est‑ce pas la preuve qu’ils sont indispensables au commerce ?
M.B. : Peut‑être, mais il ne faut pas oublier que le contrat d’agent n’a pas pu s’imposer pour beaucoup de raisons et notamment son coût pour les constructeurs. En revanche, un contrat d’agent bien conçu, bien paramétré, n’est pas une menace pour les réseaux.
La vraie menace serait un système comme certains constructeurs chinois l’ont envisagé en débarquant en Europe, c’est‑à‑dire la vente unique sur Internet. Mais on voit bien aujourd’hui que les constructeurs chinois qui s’implantent et qui réussissent le font via des contrats de distribution classiques.
J.A. : Certains industriels parlent d’un danger de mort pour l’automobile européenne. Êtes‑vous d’accord avec cette analyse ?
M.B. : Non, je ne suis pas d’accord avec ça. Maintenant, il est certain que les constructeurs chinois vont se faire une place, à court et à moyen terme, sur le marché européen. Mais comme en d’autres temps, les constructeurs japonais ou coréens l’ont fait. Cela me paraît inéluctable. Mais, cela ne signifie pas la mort des constructeurs européens.
En revanche, je pense que la Commission européenne a agi de manière assez intelligente en établissant, pour une période limitée dans le temps, des droits de douane compensateurs pour rétablir l’équité de la concurrence et laisser le temps aux industriels européens de s’adapter à la motorisation électrique, sur laquelle ils n’avaient pas d’avantages compétitifs. Et d’ailleurs, les industriels sont en train de le faire.
J.A. : Pensez‑vous que la clause de revoyure, prévue dès 2026 dans le cadre du règlement européen sur les émissions de CO2, doit envisager un aménagement par rapport à la date butoir de 2035 et du zéro émission adopté ?
M.B. : Je pense que c’est nécessaire. Il serait assez intelligent de profiter de cette fenêtre de tir qui sera ouverte par la clause de revoyure pour mettre les normes à plat. Déjà, nous ne pourrons pas éviter une remise en cause de la norme CAFE pour les véhicules utilitaires. Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner l’objectif, bien sûr. Mais, il faut le mettre dans une trajectoire qui soit tenable, à la fois pour l’industriel et pour le consommateur.
Si on veut "dégripper" le marché et en même temps décarboner le parc, la prime à la conversion est le seul vecteur qu’il faut utiliser
Étaler sur trois ans le décompte des émissions de CO2, en accordant une sorte de moratoire sur le durcissement de la norme 2025, est une des bonnes idées récentes de la Commission européenne. La décision a été prise sous la pression des constructeurs, parce que très peu d’entre eux, à l’exception de BMW, peut‑être de Renault, pouvaient échapper aux amendes. Cela revenait à punir les constructeurs européens et indirectement à favoriser les chinois. Cela permet de solutionner le problème de la norme pour les VP mais pas pour les VU. Je ne vois pas comment on fait sur ce segment. Mais de toute façon, les trois ans ne seront pas suffisants.
J.A. : Le ministère de la Transition écologique a déposé un projet d’arrêté pour l’édition 2025 du leasing social. Il concernerait 50 000 dossiers financés par le dispositif des CEE. Qu’en pensez-vous ?
M.B. : L’édition 2024 était déjà une usine à gaz. On ne peut pas dire qu’on soit dans une démarche de simplification pour cette année. Nous attendons d’en savoir plus sur le fonctionnement. Certes, le leasing social est une bonne intention, mais ce n’est pas une bonne idée s’il est réservé aux motorisations électriques et pour les Français dont les revenus sont les plus contraints.
Nous savons bien que ces derniers ne peuvent être multimotorisés. Ils ont besoin d’un véhicule qui soit polyvalent. Or, en l’état, le BEV ne l’est pas. Il ne peut pas assurer à la fois le trajet domicile, école, lieu de travail et permettre de partir deux fois par an en vacances. Et, par ailleurs, l’utilisation quotidienne d’un BEV réclame des possibilités de recharge à domicile. Donc, il ne peut pas y avoir de leasing social s’il est électrique. Ou il est électrique ou il est social.
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