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Constructeurs

Dossier IA – Qui remportera la guerre de l’intelligence artificielle dans l'automobile ?

Publié le 17 décembre 2024

Par Nabil Bourassi
9 min de lecture
L’industrie automobile est submergée par les transformations technologiques : électrification, autonomie, logiciel… Avec l’IA, les constructeurs évoluent en terre inconnue, tandis que les bénéfices s’annoncent colossaux. L’issue de cette course impitoyable pourrait bien se jouer sur des enjeux de méthodologie plutôt que de puissance d’investissement.
intelligence artificielle
60 % de la chaîne de valeur automobile sera centrée sur le logiciel. ©Summit Art Creations

L’euphorie autour de l’intelli­gence artificielle (IA) n’épargne pas l’industrie automobile. Après l’irruption spectaculaire de ChatGPT en 2022, les marchés ne jurent plus que par l’IA… Des en­treprises ont vu leur capitalisation boursière être multipliée par onze comme Nvidia qui est valorisé autour de 3 500 milliards de dollars.

 

De son côté, OpenAI, l’inventeur de ChatGPT, caresse les 160 milliards de dollars de valeur de marché depuis sa levée de fonds d’octobre 2024. Une trajectoire extraordinaire pour une entreprise qui ne comptait que 120 salariés en 2020.

 

Pour les investisseurs, la nouvelle gé­nération de l’IA qu’on appelle généra­tive et qui succède à l’IA algorithmique ressemble à la rupture technologique tant attendue à un moment où les économistes péroraient sur la fin des gains de productivité. D’autant que les applications de l’IA semblent se loger absolument partout, à tous les niveaux de la chaîne de valeur. Autant dans les services que la R & D ou encore le pro­duit fini.

 

 

Les opportunités semblent in­finies et nourrissent une nouvelle "exu­bérance irrationnelle", pour reprendre l’expression d’Alan Greenspan, ancien patron respecté de la Réserve fédérale américaine, pour avertir des risques de la bulle Internet des années 1990.

 

Plus qu’une bulle, de nombreuses opportunités

 

Pour les constructeurs automobiles, l’IA n’est pas seulement une bulle, elle tombe à point. La filière est sou­mise à une très profonde transfor­mation et les prochaines années sont à haut risque pour les acteurs qui ne se seront pas positionnés sur la nouvelle chaîne de valeur auto­mobile où l’IA va prendre une place incontournable.

 

"On entre dans une phase où il est impératif pour l’industrie automobile d’être plus efficace si elle veut absorber les coûts de développement de ses vé­hicules, qui doivent être à la fois plus sûrs, plus écologiques et plus intelli­gents… L’IA peut offrir de tels gisements de productivité", explique Thomas Morel, directeur associé chez McKinsey.

 

"Pour les constructeurs automobiles, les enjeux de productivité des pro­chaines années résident essentielle­ment dans leur capacité à tirer profit des applications de l’IA", confirme de son côté Nicolas Manuelli, di­recteur associé au BCG.

 

Mais l’industrie automobile n’a pas attendu ChatGPT pour découvrir les opportunités de l’IA. Elle travaille depuis dix à quinze ans sur l’IA algo­rithmique. Dans les années 2015, elle appelait cela l’industrie 4.0 avec le big data.

 

Cette méthodologie a per­mis de gagner de la flexibilité dans les lignes de production et de construire différents modèles avec plus de souplesse et de réactivité sur une seule et même ligne de produc­tion. Un gain de productivité im­mense. Des process gérés par le big data ont également fluidifié la logis­tique de la supply chain en affinant les anticipations de stocks et de flux.

 

Elle avait aussi investi des fortunes dans l’IA en vue de s’imposer dans la voiture autonome. Avant de revoir ses ambitions à la baisse. Non sans résultats puisque les Adas (assistants de conduite) sont devenus des stan­dards du marché.

 

 

Enfin, c’est la promesse du SDV (sof­tware defined vehicle) qui a cristallisé et accéléré les investissements des constructeurs automobiles dans le lo­giciel et indirectement dans l’IA. Les constructeurs avaient en ligne de mire le modèle Tesla. "Le SDV est un prérequis pour utiliser l’IA, c’est le socle à partir duquel, les constructeurs pourront tirer le meilleur de l’IA", pronostique Nicolas Manuelli.

 

L’IA générative, le game changé

 

Puis survint l’IA générative qui fait entrer le monde automobile dans une nouvelle dimension. "L’avènement de l’IA générative change profondément la donne et nous observons une très nette accélération des applications liées à l’IA dans l’industrie automobile depuis deux ans", note Nicolas Manuelli.

 

Du marketing à la distribution, en passant par les fonctions de sup­port, les méthodes de pricing, le design, la gestion des flottes, le re­porting… l’IA révolutionne les pro­cess et les méthodologies de travail. Les gains sont vertigineux. Les uns promettent de diviser par deux le temps de conception d’un véhicule. Les autres prétendent multiplier par quatre ou cinq le ROI de campagnes marketing mieux ciblées.

 

Mais l’IA est surtout vue comme un accélérateur de productivité : puis­sance de calcul, modélisation de concept, testing virtuel, reporting automatisé, prise de décision selon des protocoles compliqués, mainte­nance prédictive…

 

Oui, mais l’intégration de l’IA dans les process internes est complexe et… coûteuse. Pour Nicolas Manuel­li, les constructeurs manquent en­core de maturité dans son approche : "Le défi pour les constructeurs, c’est qu’ils manquent de recul sur la réa­lité de la chaîne de valeur où ils se­ront légitimes. Ils n’ont pas vocation à investir toutes les strates de cette technologie en s’entourant d’armées de data scientists. Ils doivent définir les points critiques qui feront la différence et s’appuyer sur des standards déve­loppés par des start‑up. L’erreur serait d’investir tous les domaines."

 

Thomas Morel de McKinsey abonde : "L’enjeu majeur pour les organisations sera leur capacité à déployer l’IA à l’échelle au‑delà des premiers pilotes… Celui qui y par­viendra pourra pleinement tirer pro­fit de l’énorme potentiel offert par l’IA et de ses opportunités, aussi bien en matière de création de valeur que d’avantage concurrentiel."

 

L’histoire récente de l’automobile a livré plusieurs exemples où les constructeurs se sont jetés tête baissée dans de nouveaux champs technolo­giques, en pure perte. Dans l’infotain­ment, ils ont investi des fortunes pour recréer une interface maison pour synchroniser les téléphones et ainsi contourner celles qui ont été dévelop­pées par Google et Apple qui tournent avec leurs OS respectifs. "C’était un combat perdu d’avance", déplore un connaisseur du dossier.

 

Waymo, la filiale de Google dédiée à la voiture autonome, fait figure de leader dans l’expérimentation de véhicules sans chauffeur sur route ouverte. ©Waymo

 

Cariad, le gouffre financier de Volkswagen

 

Mais l’exemple le plus effarant reste le tonneau des Danaïdes qu’est deve­nue la filiale Cariad dédiée au logiciel, construite à partir d’une feuille blanche par Volkswagen. Créée en 2020, cette entité avait vocation à être le bras armé du constructeur automobile pour ré­aliser des architectures logicielles et maîtriser toute la chaîne de valeur software. Mais Cariad a souffert d’une dispersion organisationnelle et de direction méthodologique.

 

En outre, la communication entre les équipes de Cariad, la plupart recrutées en dehors du champ de l’automobile, et celles des marques automobiles passait très mal. Volkswagen a échoué à installer une force de frappe logicielle qui lui aurait permis de disposer de tous les outils pour accueillir l’IA.

 

 

Le géant allemand a fini par chercher des compétences chez l’américain Rivian, moyennant un chèque de 5,5 milliards d’euros en sus des pertes engrangées par Cariad (2 milliards d’euros sur les seuls neuf premiers mois de 2024).

 

Pour les analystes, les constructeurs doivent donc se résoudre à travailler en écosystème. C’est ce que fait Renault. "Nous serons bientôt 20", lâche Luc Julia, patron de l’IA au sein du groupe au losange, un brin provocateur dans une interview au Journal de l’Automo­bile. Il se distingue des stratégies des autres groupes constituant de grosses structures.

 

"Le défi consiste à trouver la bonne méthodologie pour accompagner les équipes dans le changement qu’im­plique l’IA. Le secteur automobile se distingue par la complexité, le nombre et l’interdépendance des cas d’usage et des fonctions à embarquer dans cette transformation. Il y a des exemples où une mauvaise coordination et un accompagnement du changement in­suffisant ont conduit à des échecs", analyse Thomas Morel.

 

Mais là aussi, l’écosystème des start‑up est en cours de constitu­tion et les constructeurs peinent à réunir les compétences. "L’écosys­tème n’est pas encore structuré et or­ganisé, reconnaît Nicolas Manuelli. Celui‑ci ne peut éclore que dans un environnement où il a accès à un marché de taille. De ce point de vue, les États‑Unis et la Chine ont une lon­gueur d’avance sur l’Europe."

 

De son côté, Luc Julia fait valoir un paradoxe : "Les Français sont les meilleurs du monde en matière d’IA, mais ils sont tous partis aux États‑Unis où il est possible de trouver des financements plus facilement."

 

Google déjà très puissant, Apple en embuscade

 

Il reste alors les Gafam qui ont déjà une expertise dans l’IA et ont dé­veloppé des départements dédiés à l’automobile aux dimensions phéno­ménales. Waymo, la filiale de Google, a récemment levé plus de 5 milliards de dollars. Apple, qui a redimension­né son projet Titan, est toujours en embuscade.

 

Mais pour Thomas Mo­rel, leur rôle est largement exagéré : "Les Gafam sont très bien positionnés sur la partie tech, mais ils n’ont pas la légitimité ni la capacité aujourd’hui de devenir des constructeurs de voitures."

 

Selon lui, l’industrie automobile, "qui est de plus en plus horizontale", doit donc poursuivre "son approche écosystémique". Et d’ajouter : "Les constructeurs ne pourront pas être présents sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’IA. Il est plus coûteux et risqué d’élaborer sa propre technologie que d’aller chercher des briques déjà existantes et éprouvées, développées par des acteurs de la tech."

 

Mais les constructeurs craignent d’être relégués à l’autre bout de la chaîne de valeur qui sera à 60 % cen­trée sur le logiciel en 2030 d’après une étude PwC et ainsi de devenir les Foxconn de l’automobile, du nom de l’assembleur taïwanais des iPhone et qui ne contrôle qu’une faible valeur du produit au profit de l’extraordi­naire marge du célèbre smartphone fondé sur son système iOS.

 

Les analystes estiment néanmoins que ce scénario est beaucoup plus complexe dans l’automobile où les questions de qualité et de sécurité, la relation client, l’après‑vente, mais également l’univers de marque restent des marqueurs tangibles de la chaîne de valeur et sur lesquels les construc­teurs sont solidement ancrés.

 

De ce point de vue, le partenariat ne serait pas vécu comme la moins mauvaise solution, mais bien comme la meilleure façon d’avancer vite et efficacement dans un environnement qui a encore besoin de gagner en ma­turité, sans y laisser trop de plumes.

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