Carlos Tavares, récit de la chute vertigineuse de l'ex-gloire de l'automobile
C'était il n'y a pas si longtemps… Carlos Tavares était le nom le plus respecté des marchés lorsqu'il s'agissait de l'industrie automobile. Il était la référence de la rationalisation industrielle poussée à son paroxysme, et réputé comme le meilleur stratège de cette dernière décennie avec la fusion réussie de Stellantis.
Son bilan est effectivement sans appel. En 2014, il redresse un PSA au bord de la faillite. En moins de deux ans, le groupe sort du rouge et affiche des résultats qui ne cesseront de progresser. En 2017, il récidive avec Opel qui n'avait pas affiché un exercice rentable depuis plus de 20 ans. En un an, la marque allemande repasse dans le vert.
Carlos Tavares est alors au faîte de son prestige. Les investisseurs lui passent tout ! Le fiasco en Chine, et plus globalement l'internationalisation de ses marques qui restent très européennes, est mis de côté. Ils sont indulgents après le calage de DS, la marque premium du groupe qui ne parvient pas à trouver son marché et dont les ventes patinent. Ils sont également bienveillants sur Citroën qui, après l'excellent démarrage de la C3, n'a toujours pas retrouvé ses volumes et sa part de marché d'antan.
Peugeot, vache à lait du groupe
Peu importe, car Peugeot draine des profits colossaux. Son repositionnement réussi sur le "mainstream premium" (généraliste premium) lui permet de tirer le panier moyen très haut. Certains analystes évoquent une marge opérationnelle de 12 % sur chaque 3008 vendue, une performance hors normes à l'époque. Avec le 2008 et la 208, Peugeot va chercher des profits et des volumes. L'incroyable résurrection de la marque va camoufler les difficultés structurelles du groupe. Ou du moins, donner à Carlos Tavares plus de temps pour traiter ces sujets, veulent alors croire les marchés.
Mais sa recette du pricing power et de montée en gamme était valable dans un monde où l'offre correspondait à peu près à la demande, où les taux d'intérêts étaient très faibles et où il n'y avait pas de guerre des prix. En dehors de ce schéma, les difficultés commencent car il devient difficile de retrouver de la flexibilité sur les prix sans casser les valeurs résiduelles, un totem inamovible du modèle Tavaresque.
Et la création de Stellantis en 2021 survient au pire moment. L'annonce de la fusion entre PSA et Fiat Chrysler (FCA) est elle-même issue d'un feuilleton parfaitement orchestré par la famille Agnelli, actionnaire historique et majoritaire de FCA. John Elkann, chef de file des Agnelli, joue un coup de bluff en jouant la rivalité entre PSA et Renault pour faire monter les enchères. Il met en avant ses positions aux États-Unis pour mettre sous le boisseau la situation catastrophique de Fiat et Alfa Romeo.
Fusion ratée entre Fiat et Renault
Le scénario d'une fusion entre Renault et FCA est, un temps, mis en place, avant d'être court-circuité in extremis par l'État français lors d'une incroyable réunion du conseil d'administration du losange où Jean-Dominique Senard, président de Renault, est abasourdi par le retournement de son premier actionnaire.
Carlos Tavares, non sans esprit de revanche contre son ex-employeur, se jette alors dans les bras de John Elkann. Le patron de PSA est convaincu que le monde se rue vers une inflation des coûts sans précédent pour financer l'électrification, la connectivité, la data, l'autonomie, le software… Si jusqu'ici, Carlos Tavares revendiquait la relative petite taille de PSA comme un avantage compétitif grâce à son agilité, il estime désormais que, pour survivre, son groupe doit franchir des effets de seuils. Avec FCA, il passe de 3,5 millions de voitures par an, à plus de six millions. En outre, il ventile sa puissance commerciale en s'installant sur deux marchés rentables et complémentaires : l'Europe et les États-Unis.
Écran de fumée sur la réalité du marché
Mais la crise sanitaire survient et va redistribuer la donne. Les aides de l'État et les pénuries vont soutenir à bout de bras un marché tel un écran de fumée qu'étrangement, Carlos Tavares refusera de voir : le marché est cassé, il manque 20 % des ventes en Europe, et l'inflation (+30 % du prix moyen d'une voiture neuve en trois ans) éloigne toutes perspectives d'un retour à la normale à court et moyen terme. Mais le patron de choc continue d'afficher des résultats spectaculaires jusqu'en 2023 et, début 2024, il annonce que le niveau des performances sera à peine entamé.
À ce moment-là, Carlos Tavares est toujours le gourou suivi par les marchés. Ses interviews font encore autorité. Lorsqu'en mars, il se dit prêt à opérer une nouvelle fusion et évoque maladroitement Renault comme une cible potentielle. Il provoque un véritable séisme sur le marché. Pour la première fois, son actionnaire le désavoue publiquement en rejetant l'idée d'une nouvelle fusion. En outre, il jette Renault en pâture : "Trop petit pour survivre dans ce monde darwinien, il servira de cheval de Troie à un groupe chinois", explique-t-il en substance. Ironie de l'histoire, le groupe au losange sera le seul groupe européen à ne pas émettre de profit warning cette année…
Les États-Unis signent la fin du règne Tavares
Mais c'est la situation aux États-Unis qui a scellé son sort. Autrefois, premier gisement de profits de Stellantis, ce marché voit ses ventes s'effondrer inexorablement. Dès le premier trimestre, l'alerte est donnée : -20 % des immatriculations. La suite n'est qu'une succession de mauvaises nouvelles. Jusqu'à -40 % certains mois. Stellantis annonce un plan d'urgence pour redresser la situation aux États-Unis évoquant une mauvaise gestion des stocks. Sans convaincre.
À la veille du salon automobile de Paris, le groupe est contraint de publier un avertissement sur résultat conséquent : une marge opérationnelle divisée par 2,5 et un cash flow qui passe en territoire négatif compris entre cinq et dix milliards d'euros. Carlos Tavares avait indiqué qu'il ne rempilerait pas pour un nouveau mandat, mais de nombreux analystes doutent qu'il puisse arriver au terme de celui-ci.
Organisation devenue "toxique"
Car la crise américaine a mis en exergue un problème autrement plus grave qui a été totalement sous-estimé par les marchés. Les indicateurs de performances qui remontent ne sont plus fiables. Ils sont manipulés par un management qui craint d'être foudroyé par le puissant patron. Carlos Tavares l'admet : il n'a rien vu venir aux États-Unis.
Le management a souvent été pointé du doigt, mais le sujet a toujours été balayé par la direction. Et pourtant, les très nombreux départs de cadres et personnalités avaient fait les choux gras de la presse : Gilles Le Borgne, Gilles Vidal… Des piliers du groupe ont préféré l'ambiance de Renault que l'organisation de Stellantis, qualifiée de "toxique" par les anciens. Un ex de PSA qui a rejoint Luca de Meo à Boulogne-Billancourt avait ainsi résumé le management de Carlos Tavares : "La différence entre avoir 8 et 10 % de marge opérationnelle, c'est la mise sous pression excessive des équipes jusqu'à l'épuisement, à long terme, ce n'est pas tenable".
La fusion Stellantis a aggravé cette situation avec l'étouffement de l'ensemble des services sous un monticule de process au nom de la compliance. D'autres évoquent le manque de moyens à tous les niveaux : des budgets marketing rikiki, des équipes en sous-effectifs chroniques, des objectifs inatteignables… C'en est fini de l'agilité, désormais, l'organisation est pyramidale, avec un Carlos Tavares tout puissant à son sommet.
L'annonce de son départ précipité est le point d'orgue d'une vertigineuse chute survenue en seulement quelques mois, après dix ans d'un règne qui aura fortement marqué l'histoire récente de l'industrie automobile mondiale. Que restera-t-il de son héritage ? Chez Stellantis, c'est un véritable saut dans l'inconnu tant la personnalité et la méthode de Carlos Tavares étaient omniprésentes.
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