S'abonner
Industrie

Tommaso Pardi, Gerpisa : "Reporter l'échéance de 2035 nous conduirait au chaos"

Publié le 15 mars 2024

Par Catherine Leroy
6 min de lecture
Industriels et politiques ne cachent plus leur désarroi face aux objectifs du Green Deal qui ne sont pas au rendez-vous. Tommaso Pardi, économiste et chercheur au CNRS, explique au Journal de l'Automobile l'impasse dans laquelle se trouve l'industrie automobile face à une Commission européenne de plus en plus embarrassée...
Tommaso Pardi et voiture électrique
Tommaso Pardi, économiste et chercheur au CNRS, estime que les objectifs du Green Deal de la Commission européenne ne sont pas atteints. Mais revenir sur l'interdiction de vente des voitures thermiques amènerait à une situation chaotique. ©Tommaso Pardi

Le Journal de l'Automobile : L'Union européenne peut-elle encore faire machine arrière sur l'interdiction de vente des véhicules thermiques en 2035 ?

Tommaso Pardi : Tout va dépendre des résultats des prochaines élections européennes. Si une nouvelle majorité européenne se redessine avec, peut-être une alliance obligatoire entre le PPE et d’autres partis plus populistes, la donne peut changer. Ces votes seront très importants, tout comme l'élection américaine. Si Joe Biden n’est pas réélu, toute la stratégie d’électrification du pays devrait changer également. Il ne faut pas oublier que l’électrification est avant tout un enjeu politique. Le Green Deal est un beau concept et c’est une opportunité pour l’Europe. Il y a une forme d’effervescence sur le véhicule électrique. Encore faut-il que les conditions soient réunies. Aujourd'hui, elles ne le sont pas.

 

A lire aussi : Carlos Tavares prévoit une grosse tempête sur l'industrie automobile

 

J.A. : Quelles sont ces conditions ?

T.P. : Le Green Deal suppose que les décisions prises doivent avoir un impact positif sur l'environnement, correspondent à une forme d'inclusivité sociale et qu'elles soient bénéfiques pour l'industrie européenne. Mais si certains pays ou certains constructeurs, voire une partie de la population, sont laissés de côté, cette stratégie pourtant intéressante ne trouvera pas de réponses satisfaisantes. Même la Commission européenne semble avoir des doutes aujourd'hui. Les constructeurs voient que le marché n’est pas protégé par des aides et que les politiques industrielles n’ont pas permis de mettre en place des filières contrôlées par des acteurs européens. De fait, le deal pourrait être cassé.

 

J.A. : La Commission n’aurait donc pas anticipé l'arrivée des constructeurs chinois, ni la baisse des marchés de véhicules électriques ?

T.P. : L’Europe a ouvert une autoroute aux chinois qui possèdent d’énormes avantages malgré le fait qu’ils ne sont pas encore implantés en Europe. Sans compter que les constructeurs nationaux contrôlent 90 % du marché domestique chinois. La compétitivité n’est pas juste une question de coût ou d’aide, mais porte également sur les performances des voitures, leur qualité. Tous ces facteurs prouvent, une nouvelle fois, que la voie 2035 paraît beaucoup plus compliquée et dangereuse. À cela s’ajoute que les prix moyens des véhicules électriques en Europe sont très élevés (près de 60 000 euros en moyenne). Même avec des batteries plus petites, offrant peu d’autonomie, la démocratisation de la voiture électrique s’avère de plus en plus compliquée et la situation de plus en plus chaotique. Sans véhicule d’entrée de gamme, tout le Green Deal tombe à l’eau. Mais les Allemands refusent toute pénalité liée au poids. Or, ce sont toujours eux qui définissent les règles en dépit du Dieselgate et puis les autres s’ajustent. Cette Commission semble inflexible et ignore les problèmes.

 

J.A. : Les doutes des industriels mais aussi de certains politiques émergent. Est-ce possible de repousser la date de l'interdiction de vente des véhicules thermiques ?

T.P. : Remettre en cause cet objectif aurait comme conséquence de décrédibiliser le règlement européen ainsi que les investissements consentis par les industriels. Le secteur ne saurait plus sur quel pied danser. Il y a un risque important que tout s’écroule. À ce titre, la position de l’ACEA est assez incommode. Les constructeurs seraient favorables à négocier une rallonge pour tenir compte des difficultés, mais il est vrai que la position de statu quo reste la solution la plus simple à tenir. On le voit notamment avec la VDA (Fédération des constructeurs allemands) en Allemagne, qui semble paralysée, ne veut pas freiner sur cet objectif compte tenu de leur position sur le marché chinois.

 

A lire aussi : Luca de Meo, président de l'ACEA souhaite un choc réglementaire

 

J.A. : La fin des aides à l'achat des véhicules électriques en Allemagne est-elle un signal du manque de coordination en Europe sur l’accompagnement du marché électrique ?

T.P. : Mais l'Allemagne n’a pas coupé les aides à l'achat de manière consensuelle. La suppression du bonus vient d’une décision de la cour constitutionnelle. Il faut se souvenir que pendant la période de la Covid, 60 milliards d’euros d’aides avaient été débloquées et avaient été gardées pour la transition écologique. Or, la cour constitutionnelle allemande a mis en exergue ce problème d'utilisation de fonds dont la finalité n'est pas identique. C’est donc plutôt un accident de parcours, un usage désinvolte du "quoi qu'il en coûte" dont l’Allemagne doit gérer les conséquences. Sans ce problème, les Allemands auraient poursuivi leur soutien. Il n’est pas impossible d'ailleurs d’imaginer qu’un bonus revienne et puisse même s’inspirer du dispositif français.

 

J.A. : L'enquête de la Commission européenne et la hausse possible des droits de douane pour les véhicules chinois importés sur le territoire a-t-elle des chances d'aboutir ?

T.P. : Je ne pense pas que cette enquête aboutisse à des pénalités pour les industriels chinois. Il ne faut pas oublier que la Direction générale du commerce (Trade) de la Commission a une position très ancrée sur le libre échange et possède une vision très dogmatique de la libre concurrence. L’enquête menée par la Commission correspond à une procédure qui existe. Ceci dit, l’avantage des constructeurs chinois est très significatif. Ce sont des pure players et pour eux, le marché européen est un marché en croissance où l’on peut investir et importer. C’est un vrai terrain de conquête, un eldorado. Mais l’Europe pourrait mieux jouer la carte du protectionnisme.

 

J.A. : De quelle manière ?

 T.P. : Les industriels chinois peuvent facilement créer des capacités de production dans des pays d’Europe centrale et orientale qui affichent des coûts salariaux très faibles, avec des conditions d’emploi qui ne sont pas favorables aux salariés. En Hongrie par exemple, où une grande concentration de gigafactories apparaît, la quasi-totalité de la main-d’œuvre vient du Moyen-Orient, des Philippines sur la base de permis de travail de six mois. Ces salariés n’ont pas de protection sociale et leurs conditions de travail ressemblent beaucoup à celles des salariés en Chine. Ce qui procure un avantage certain pour les constructeurs chinois. Si l’on ne fait pas de deal avec eux, ils peuvent contourner ces droits de douanes, en réalisant ces investissements sur place à moindre coût, avec beaucoup de subventions. Seules des règles communes permettraient de protéger le marché plutôt qu’un protectionnisme hésitant ou compliqué. N’oublions pas qu’il faut apporter les preuves que ces aides existent et qu’elles s’appliquent à l’ensemble des acteurs. La Commission semble davantage ennuyée par tout ce qu’elle n’a pas mis en place, et on a l’impression que l’enquête est plutôt une réaction embarrassée. D’autant que l’Europe ne peut pas avoir de problème de commerce avec la Chine. Je peux me tromper, mais les pénalités ne semblent pas une option crédible. En revanche, envisager le commerce avec la Chine comme une condition d’implantation autour du véhicule électrique serait faisable.

Vous devez activer le javacript et la gestion des cookies pour bénéficier de toutes les fonctionnalités.
Partager :

Sur le même sujet

Laisser un commentaire

cross-circle