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Industrie

Bernard Jullien, économiste : "L’épargne élevée et l’incertitude politique freinent la reprise"

Publié le 13 novembre 2025

Par Catherine Leroy
6 min de lecture
Alors que le marché français peine à redémarrer, le fondateur du cabinet Feria analyse les ressorts macroéconomiques, industriels et politiques d’un ralentissement paradoxal. Entre épargne persistante, inflation concentrée sur les modèles populaires et incertitudes autour de la transition électrique, Bernard Jullien décrypte les erreurs stratégiques et les fragilités du modèle européen.
Bernard Jullien
Bernard Jullien est économiste, maître de conférences à l’université de Bordeaux et fondateur du cabinet Feria. ©BJ

Le Journal de l’Automobile : Le marché automobile français semble évoluer à contre‑courant de celui de ses voisins européens, avec des immatricu­lations toujours en recul. Comment l’expliquez‑vous ?

Bernard Jullien : Sur le plan macroéconomique, la différence est assez nette. Dans plusieurs pays euro­péens, notamment en Allemagne, les ménages ont commencé à puiser dans l’épargne accumulée pendant la Covid pour relancer leur consommation. Cela a fait baisser leur taux d’épargne national et a permis au marché automobile de repartir.

 

En France, cette dynamique n’a pas eu lieu. Les incertitudes politiques, les inquié­tudes autour du déficit budgétaire et la crainte de hausses d’impôts créent un climat d’attentisme. Depuis la dissolu­tion, le pays reste dans une situation singulière : l’épargne demeure élevée et tant que les ménages ne consomme­ront pas davantage, les immatricula­tions ne pourront pas se redresser.

 

J.A. : La hausse des prix joue‑t‑elle un rôle majeur dans ce ralentissement ?

B.J. : Oui, et elle touche particulièrement la France. Notre marché repose historiquement sur le segment B, celui des petites polyvalentes. Or, les études de C‑Ways et de l’Iddri montrent que ce segment a subi les plus fortes hausses tarifaires. Ce ne sont pas les BMW ou les Audi qui ont le plus augmenté, mais les modèles populaires comme la Clio, la 208 et même les Dacia dont les prix sont passés de 20 000 à près de 28 000 euros.

 

 

Résultat : même les ménages à l’aise financière­ment peinent à trouver un véhi­cule correspondant à leur budget. L’inflation a frappé le cœur du mar­ché, celui qui faisait les volumes, et complique donc la reprise.

 

J.A. : Les constructeurs européens, en amorçant leur électrification par le haut de gamme, ont‑ils commis une erreur stratégique ?

B.J. : Oui. L’électrique ne s’impose­ra vraiment que lorsqu’il permettra de réduire le coût global de la mobi­lité. C’est sur le segment B, celui des modèles accessibles, que se jouera la crédibilité de la transition. Tant que les constructeurs concentre­ront leurs efforts sur des véhicules à 45 000 euros, que ce soit un Tesla Model Y, un Volkswagen ID.4 ou une Megane E‑Tech, la part de mar­ché de l’électrique ne dépassera pas durablement 15 %.

 

Il faut aussi rap­peler que l’Union européenne a ac­cordé de la flexibilité aux construc­teurs sur la trajectoire CO₂. La vraie vague du segment B aurait dû arriver maintenant, en 2025. Les modèles existent, mais l’absence d’obligation réglementaire retarde leur déploie­ment massif. S’ils avaient dû respec­ter un objectif de CO₂ strict calculé uniquement sur 2025, ils auraient été forcés d’accélérer bien davantage.

 

J.A. : Ce lissage sur trois ans des objectifs de CO₂ accordé par la Commission euro­péenne est‑il une erreur ?

B.J. : Oui, car toute flexibilité dans une industrie déjà en quête de repères ne fait qu’ajouter de la confusion. Les constructeurs la réclament, mais elle perturbe le marché. Il y a deux ans, à l’au­tomne 2023, on observait une convergence autour de l’électrique : les gigafactories se multipliaient, les dirigeants les plus sceptiques s’étaient ralliés à cette voie et on anticipait un véritable cap à fran­chir d’ici deux ans.

 

Puis, fin 2023, l’Allemagne a supprimé ses aides à l’achat de véhicules électriques. Le doute s’est alors propagé, entraî­nant des répercussions sur Nor­thvolt, ACC et, plus globalement, sur la confiance du secteur.

 

En France, ce scepticisme s’est amplifié, au point que certains doutent désormais de la faisabili­té de l’objectif 2035. Ces aména­gements censés aider la filière ont finalement alimenté l’incertitude et freinent la transition.

 

Derrière les surcapacités, il y a la question du bon niveau de prix

 

J.A. : La France et l’Espagne défendent l’échéance 2035, contrairement à l’Al­lemagne et à l’Italie. Comment analy­sez‑vous cette divergence ?

B.J. : Le débat s’est hystérisé, avec des positions extrêmes. Je trouve plutôt sain que la France et l’Espagne tiennent cette ligne, car cela redonne du poids à la déci­sion politique. On peut envisager des ajustements sur les véhicules utilitaires ou sur les hybrides re­chargeables, pour satisfaire les Al­lemands, mais il faut maintenir la trajectoire électrique.

 

Nos industries se sont déjà mises en ordre de bataille. Nous avons tout à perdre à multiplier les flexi­bilités. Le vrai danger, c’est la perte de confiance des acheteurs, qui fi­nissent par douter que le « tout‑élec­trique » advienne un jour.

 

J.A. : La question des surcapacités indus­trielles inquiète. Quels constructeurs sont les plus exposés en Europe ?

B.J. : Stellantis est un cas à part, car le groupe cumule plusieurs pas­sifs : Opel et Fiat avaient déjà trop d’usines avant la fusion. Même sans la crise du Covid, la promesse de ne pas fermer de sites paraissait diffi­cile à tenir. Aujourd’hui, le groupe souffre aussi de sérieux problèmes de qualité. Il est sans doute plus sur­capacitaire que les autres.

 

Mais attention à ne pas se précipi­ter. La demande reste faible parce que les prix sont trop élevés. Si les constructeurs réajustaient leurs ta­rifs, ils retrouveraient sans doute plusieurs millions de ventes an­nuelles – soit de quoi éviter de nombreuses fermetures d’usines. L’enjeu n’est pas seulement de ré­duire les capacités, mais de recréer un marché accessible, qui permet­trait aussi de décarboner plus vite.

 

L’Europe reste un marché difficile, mais pas condamné

 

J.A. : Ces volumes manquants pour­raient‑ils être comblés par les pe­tites voitures abordables que la Commission européenne souhaite encourager ?

B.J. : Absolument. L’idée de promouvoir des véhicules "abor­dables" est essentielle, notamment pour la France et l’Italie, qui savent faire ce type de voitures. Il ne s’agit pas forcément de copier le modèle japonais des kei cars, mais de re­donner vie à deux catégories : les citadines légères et les véhicules fa­miliaux simples et économiques, du type Logan, dans une fourchette de 10 000 à 18 000 euros.

 

Pour y parvenir, il faudra sans doute revoir certaines normes, notam­ment en créant une catégorie M1 différente, allégée, fondée sur le poids plutôt que sur la taille. C’est la condition pour que la voiture abordable électrique, légère et éco­conçue redevienne un pilier de la transition européenne.

 

J.A. : Quels constructeurs européens vous semblent les plus exposés dans les an­nées à venir ?

B.J. : Volkswagen a connu des dif­ficultés au lancement de ses gammes électriques, mais la situation s’amé­liore : les ID.3 et ID.4 se vendent désormais correctement. Le groupe tient à peu près sa trajectoire, même si sa rentabilité sera forcément en re­trait.

 

D’autres, comme Ford ou Nis­san, voient l’Europe comme un mar­ché difficile, voire hostile : les parts de marché sont dures à défendre, la profitabilité limitée. Cela crée des cycles d’investissement et de désen­gagement permanents. Pourtant, malgré ces contraintes, l’Europe reste un marché stratégique. Le défi est d’y maintenir une offre cohé­rente, plutôt que de la subir.

 

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