Philippe Varin : "Avec le véhicule électrique, la question des matériaux ne peut pas être évitée"
Journal de l’Automobile : Au début de cette année, vous avez remis un rapport au gouvernement qui estimait que ne pouvaient être produits en Europe que 30 % des métaux stratégiques pour l’automobile électrique. Comment a évolué le marché des matériaux critiques ?
Philippe Varin : Le diagnostic, qui a été dressé lors de la réalisation de ce rapport, est plus valable que jamais. Les conditions de l’offre et de la demande se tendent progressivement. J’avais indiqué à l’époque que les pénuries étaient fort probables pendant la prochaine décennie sur les métaux de la transition écologique (nickel, lithium, cobalt et terres rares). Les soucis se posant surtout sur le lithium et le nickel à court terme. Des tensions existent également sur le cuivre. Je vous rappelle que l’un de nos deux constructeurs français fait des rotors bobinés qui nécessitent du cuivre. Sur ces métaux, les prévisions de croissance restent explosives et le niveau de la demande sera multiplié par trois ou quatre d’ici 2030 et même par huit sur le lithium.
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Journal de l’Automobile : Votre analyse date d’avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ces tensions géopolitiques ont‑elles exacerbé le phénomène ?
P.V. : Nous avions déjà évoqué le risque d’instabilités géopolitiques. Celles‑ci sont bien sûr amplifiées. Au‑delà de la question ukrainienne, se pose également celle de l’Afrique, dont la position est essentielle dans ces discussions. Je vous rappelle que 31 pays africains se sont abstenus ou ont apporté leur soutien lors du vote de la motion condamnant le président Poutine aux Nations Unies. L’instabilité est donc bien présente. Les tensions entre les États‑Unis et la Chine, qui ont un impact sur le domaine des composants mais aussi sur les matériaux critiques, ne sont pas réduites. Et les États d’Amérique latine sont majoritairement passés à gauche, à l’exception du Brésil, sous réserve des résultats des élections présidentielles. Et c’est une gauche plutôt nationaliste, ce qui a une implication sur la disponibilité des matières premières. Nous assistons bien au renforcement négatif des tensions géopolitiques.
Journal de l’Automobile : L’Europe est‑elle prête à ouvrir des mines de lithium sur son territoire ?
P.V. : La plupart des mines existantes de la planète sont entrées dans un régime de rendement décroissant et un certain nombre d’entre elles sont exposées aux risques climatiques accrus. Par ailleurs, l’ouverture de nouvelles mines prend du temps et, aujourd’hui, l’opinion publique n’y est guère favorable. En France et dans le sud de l’Europe, cette exploitation n’est pas évidente. D’ailleurs, en Serbie, le projet dans la vallée de Jadar a été stoppé et le même mouvement a été vécu au Portugal. En France, nous avons des réserves de lithium en Alsace. Il est question de lithium géothermique qui peut s’exploiter sans creuser de mines à ciel ouvert. Il s’agit de pomper l’eau en profondeur et de la traiter pour fixer et produire le lithium. C’est plus « facile » à accepter par l’opinion publique. De l’autre côté du Rhin, Vulcan exploite d’ailleurs des mines de lithium sur la base de ce même procédé. D’ailleurs, les constructeurs français ont pris des participations dans Vulcan. Il existe d’autres zones potentielles en France, en Auvergne par exemple. Tout comme dans le nord de l’Europe, en Finlande, Suède et Norvège où la densité de la population est plus faible.
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Une relation contractuelle entre un opérateur minier et un contructeur automobile est quelques chose de nouveau, mais il ne faut pas se faire d'illusion sur la robustesse d'une relation juridique simple
Journal de l’Automobile : Ce potentiel peut‑il permettre de réduire notre dépendance ?
P.V. : Globalement, même en ouvrant des mines, le potentiel d’approvisionnement européen des gigafactories sur le continent reste de 30 % en 2030. Nous devrons donc importer significativement. De plus, il faut bien comprendre la réalité de ce marché mondial. Je dis souvent que la Chine est comparable à un éléphant au milieu de la pièce ! Sa stratégie"Belt and Road", et le fait que les compagnies minières chinoises soient des "state owned enterprises" lui ont permis d’accaparer la moitié des chaînes de valeur des batteries et plus pour les terres rares et les aimants.
Journal de l’Automobile : Les États‑Unis ne sont‑ils pas en train d’organiser cette même stratégie ?
P.V. : Les USA, qui ont classifié ces métaux critiques comme métaux de défense, au premier semestre de cette année, sont maintenant allés plus loin. Ils ont publié l’"Inflation Reduction Act" (IRA) qui est un monument en la matière, car il traite du triptyque énergie, écologie et matériaux pour combattre l’inflation. Derrière cette approche, il s’agit de préserver la souveraineté américaine sur les équipements et l’approvisionnement en matériaux pour la transition écologique, en limitant l’inflation. Pour être concret, si vous avez un projet, un produit, comme une voiture, qui est réalisé sur le sol américain et qui utilise des matériaux extraits du sous‑sol américain ou canadien, vous pouvez bénéficier de subventions qui vont jusqu’à 8 000 dollars sur l’achat d’une voiture. Au global, le soutien atteint 370 milliards de dollars. C’est colossal mais ce qui est essentiel dans cette décision, c’est que les matériaux, l’énergie et l’écologie sont considérés comme un seul et même problème. Alors qu’en Europe, nous morcelons ces questions et les réponses associées.
Journal de l’Automobile : La Commission européenne a donc décidé d’imposer la technologie électrique sans avoir cette réflexion en amont ?
P.V. : La transition écologique voulue par l’Europe, c’est‑à‑dire le net 0 en 2050 est une décision d’abord politique, qui se justifie, mais qui n’est pas de nature économique. Chaque transition écologique effectuée dans le passé (le passage du bois au charbon ou du charbon à l’essence…) a été réalisée pour l’avantage économique qu’elle procurait, c’est ce qui tirait la transition. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans cette situation, car l’objectif est de corriger des dégâts environnementaux. Pour que les acteurs économiques puissent se mettre en mouvement, les États doivent avoir des actions qui dépassent la boîte à outils habituelle dans une économie de marché, réglementation, innovation, etc. L’Europe est en train d’ouvrir ce sujet. C’est notamment ce qui a déjà été fait avec le "Chips Act", en subventionnant des fabricants de composants pour passer de 10 à 20 % de part de marché. Elle lance maintenant le "Critical Raw Materials Act", pour traiter la question des matériaux comme le font les États‑Unis, comme un tout. On ne peut pas décider d’une mesure sur la voiture électrique en évitant la question des matériaux et des mines ou celle de la décarbonation du système électrique qui alimentera le véhicule. Il est essentiel d’avoir une vision globale dans cette transition.
Cette inflation sur les matières premières ou l'énergie crée de grands gagnants et notamment en Chine
Journal de l’Automobile : Cette vision globale avance‑t‑elle ?
P.V. : Oui et le discours d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, du 24 septembre dernier, été clair. Les matériaux sont remis dans le haut de l’agenda européen. L’Europe fait mouvement dans le bon sens, mais tardivement. Les bases du nouveau paysage industriel sont en train d’être posées. Mais nous ne sommes pas encore au niveau de nos rivaux américains et chinois.
Journal de l’Automobile : La France a‑t‑elle des initiatives individuelles ?
P.V. : En France, j’avais préconisé la mise en place d’un observatoire qui devrait être lancé d’ici la fin de cette année et qui va s’appeler l’Ofremi (Observatoire français des ressources minérales). Il est également prévu d’instaurer un délégué interministériel sur le sujet. D’un point de vue opérationnel, deux plateformes sont en cours de création : l’une à Dunkerque (59) pour les batteries avec notamment la gigafactory Verkor et à proximité celles de Douai (59) et Douvrin (62) et l’autre à Lacq (64) pour la filière des aimants. Le sujet des aimants est essentiel. Nous ne pouvons pas continuer à importer 90 % des aimants pour la fabrication des éoliennes ou des moteurs des véhicules électriques. Nous recommandons également de mettre en place un fonds d’investissement pour prendre des participations minoritaires dans des projets miniers en soutien des négociations en cours entre les constructeurs et les acteurs miniers. Cela va devenir un vrai sujet, car les constructeurs sont en train de négocier des "take or pay" sur certaines de ces grandes matières.
Journal de l’Automobile : La course aux prises de participations des constructeurs dans des sociétés productrices de lithium signifie‑t‑elle que les pouvoirs publics n’interviennent pas suffisamment comme dans le cas d’Eramet (groupe minier français) en association avec un groupe chinois ?
P.V. : Une relation contractuelle entre un opérateur minier et un constructeur automobile est quelque chose de nouveau, mais il ne faut pas se faire d’illusions sur la robustesse d’une relation juridique simple. Nous l’avons bien vu sur les composants. En cas de problème de production dans une mine, une clause dite de force majeure est prévue dans le contrat. C’est classique. Or, ce cas de force majeure arrive fréquemment, pour des raisons politiques, techniques ou environnementales. Si le constructeur n’a qu’une relation contractuelle avec la mine, il sera toujours moins bien traité que les actionnaires. C’est pour cette raison qu’Elon Musk prend des participations directes dans des mines car pour Tesla, le nickel et le lithium sont des ressources fondamentales. Il faut donc créer un fonds d’investissement en soutien.
Journal de l’Automobile : L’équation économique de la voiture électrique se base sur une hypothèse de baisse du coût de la batterie. Cette hypothèse est‑elle caduque compte tenu de la hausse des prix du lithium, du cobalt ?
P.V. : La question est de voir comment peut‑on éviter d’être dans un cas désagréable comme celui que vous évoquez puisque le prix de la batterie a déjà subi une augmentation de 3 000 dollars depuis 2 ans. Tout d’abord en mettant en place tout ce qui permet de sécuriser les matériaux de manière compétitive. Mais il ne faut pas oublier que cette inflation sur les matières ou l’énergie crée de grands gagnants et notamment la Chine, qui importe à des conditions favorables des matières issues de mines du monde entier sur le territoire chinois pour les transformer et les revendre à des prix élevés. Donc le fait d’avoir accès à des mines va nous protéger.
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L’innovation doit également être renforcée en Europe. Les Chinois ont notamment développé le LFP (lithium‑fer‑phosphate) pour environ 30 % de leurs besoins. Ce sont des batteries moins chères que celles utilisant la technologie lithium‑ion, avec des capacités d’énergie, et donc d’autonomie, plus faibles, bien adaptées aux conditions de circulation chinoises, essentiellement en milieu urbain, puisque les grandes distances s’effectuent en train. Donc une grande partie de la population a accès à des voitures peu chères. En Europe, les constructeurs sont très focalisés sur le lithium‑ion, une technologie de performance indiquée pour de grandes distances. Mais l’Europe doit aussi réfléchir à des technologies qui n’utilisent pas le lithium, ni le nickel… Il faut absolument renforcer l’innovation avec des chimies alternatives qui n’auront peut‑être pas les mêmes performances, mais qui seront suffisantes si l’on souhaite un véhicule pour la ville ou la campagne avec une autonomie, réelle, de 200 km.
Journal de l’Automobile : Est‑ce que cela sera suffisant pour permettre un accès massif des clients aux véhicules électriques ?
P.V. : Ce point relève d’une volonté sociétale. Le président Macron a promis qu’il y aurait des voitures disponibles à 100 euros par mois mais aujourd’hui, une partie de la population ne peut y accéder. C’est vrai pour les voitures, mais aussi pour d’autres équipements comme les pompes à chaleur. Je pense que nous ne pourrons pas faire l’économie d’une taxe carbone qui servira à réaliser les investissements indispensables pour la transition et à favoriser l’achat de ces véhicules électriques.
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Que comprend le règlement batterie en cours de discussion ?
Le projet de règlement batterie comprend, en premier lieu, un volet réglementaire qui prend en compte trois points : tout d’abord, un taux de recyclage obligatoire et progressif des batteries puisque les procédés vont permettre un recyclage quasi total, ensuite le passeport CO2 de ces batteries, enfin, la provenance des métaux qui doivent être issus de mines responsables. "Il va falloir que nous soyons très clairs sur ce que l’on entend par mine responsable. Ce n’est pas forcément un concept noir ou blanc dès 2023, mais comme pour le taux de recyclage, il y aura une période de progressivité car si l’on attend des batteries parfaites au premier jour, l’Europe risque d’en manquer, prédit Philippe Varin. Il faudra mettre en place des certifications d’une tierce partie telle que la norme Irma, une association qui comprend des ONG et des constructeurs."
Selon Philippe Varin, un autre dossier devrait être ouvert pour intégrer les mines dans la taxonomie, cette classification des activités économiques qui ont un impact favorable sur l’environnement et dont le but est d’orienter les investissements vers les activités "vertes". "C’est important pour tous les fonds verts. Or, les mines n’en font pas partie, ce qui est aberrant. S’il existe une certification qui prouve que la mine est responsable, il faudrait que l’activité soit dans cette taxonomie. Mais je pense que cela va être corrigé", poursuit Philippe Varin.
Au‑delà du règlement batterie, l’Europe a affiché son intention de créer un fonds souverain. "Et pourquoi ne pas commencer par la France, d’ailleurs, ajoute‑t‑il. Enfin, il faudra identifier et réactualiser la liste des matériaux critiques. Aujourd’hui, dans cette liste, figurent 30 matériaux contre 5, il y a 8 ans. Mais la liste ne fait que croître. Il est prévu également de mettre en place un réseau d’observatoires dans les différents États membres. Nous devrons aussi étudier avec attention le stockage stratégique d’un certain nombre de métaux critiques. Voilà le paysage de ce 'Critical Raw Materials Act" qui doit être approuvé d’ici mi‑2023."
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