Luc Donckerwolke, Hyundai Motor Group : "Nous avons choisi l’identité coréenne comme différenciation"
Le 17 avril 2023, Luc Donckerwolke, président de Hyundai Motor Group, fera une halte exceptionnelle à Paris où il recevra le prix de l'Homme de l'Année décerné par un jury de journalistes réunis par le Journal de l'Automobile. Rencontre avec ce passionné de design et d'automobiles.
Journal de l’Automobile : Vous avez été nommé président du groupe Hyundai Motor le 6 décembre 2022. Quel est votre périmètre d’action ?
Luc Donckerwolke : J’ai la responsabilité de toute la créativité pour l’intégralité des divisions du groupe : les voitures, les avions, les robots… et tous les autres départements. Hyundai Motor Group, c’est 57 entreprises au sein desquelles je supervise la création. Mais je suis toujours chief design officer pour les véhicules et donc, je coordonne également les chefs designers des trois marques : Karim Habib pour Kia, SangYup Lee pour Hyundai et Ilhun Yoon pour Genesis. Au total, nous disposons de 19 bureaux de design et près de 1110 personnes y travaillent. Pour les trois marques automobiles, bien sûr, mais aussi pour toutes les autres divisions. J’ai également la responsabilité de la communication et du marketing de Genesis. Cette marque, très orientée vers le design, va arriver à plus ou moins long terme en France.
J’aime à dire que je fais le design bénévolement. Et je ne suis rémunéré que pour les réunions.
JA. Comment fait‑on pour gérer autant de projets de création en même temps ?
LD : J’ai la chance d’avoir une équipe excellente. Cela me permet de pouvoir faire le "coup de feu" pour un projet spécifique. Par exemple, pour la Kia EV6, je me suis isolé avec trois designers pendant trois semaines et nous avons refait tout le design de la voiture. J’ai la chance aujourd’hui de faire ce que j’aime le plus, c’est‑à‑dire le design et la création. Le groupe m’a permis d’avoir un entourage qui s’occupe de tout ce qui est bureaucratie et administration. Je suis là comme designer mais avec un certain niveau de responsabilité. Je travaille beaucoup en "sous‑marin". C’est‑à‑dire que je disparais pendant cette période de création. Je ne réponds pas aux e-mails. J’aime à dire que je fais le design bénévolement. Et je ne suis rémunéré que pour les réunions. Je n’ai pas vraiment communiqué sur le fait que je serais prêt à payer pour faire ce travail. Mais ce serait le cas !
JA. Vous avez eu un parcours très européen avant de travailler pour le groupe coréen à partir de 2016. Qu’est‑ce qui vous a le plus frappé en arrivant en Asie ?
LD : C’est avant tout un changement complet d’univers. Il faut savoir que la gestion, en Corée, a tendance à être un peu militaire avec beaucoup de discipline et de hiérarchie. Dans le groupe, je n’étais pas en théorie dans une position où je pouvais parler directement aux designers, car il y avait plusieurs échelons de hiérarchie entre eux et moi. Mais c’est une structure que j’ai changée complètement. J’ai pu créer mon équipe, avec des processus de design différents, très directs, très digitaux. C’est ce qui nous a permis d’avancer malgré la crise du Covid.
En Corée, la remise en cause n’est pas possible. C’est une énorme charge.
JA. Cela a‑t‑il changé votre processus de création ?
LD : En Corée, dès que vous prenez une décision, elle est exécutée. Il faut être conscient que les gens sont très avides d’ordres et de directions. C’est rafraîchissant car la vitesse d’exécution est très rapide. La décision n’est jamais discutée et un projet n’est jamais retardé. Toute l’entreprise fonctionne de façon à réaliser ce que le design veut faire. Le premier prototype est complément représentatif du design que vous avez souhaité. Je ne pensais pas que c’était possible. Aucun projet en presque 7,5 ans de carrière n’a été stoppé. C’est tout à fait différent du contexte dans lequel j’avais travaillé précédemment où beaucoup de mes projets avaient été remisés à la cave. En Corée, la remise en cause n’est pas possible. C’est une énorme charge. La contrepartie est que si un modèle ne se vend pas, vous en assumez complètement la responsabilité.
JA. Vous avez défini les territoires des trois marques Hyundai, Kia et Genesis. Comment avez‑vous décidé de différencier leur style ?
LD : Nous sommes dans un contexte où 70 % des véhicules qui sont sur la route en Corée sont des Kia, des Hyundai et des Genesis. Donc, le problème de la différenciation commence en Corée. Nous avons ainsi choisi d’avoir des stratégies différentes. Genesis a une cohérence de style qui est très premium. Au niveau de Hyundai, nous avons décidé d’éliminer le design des familles et c’est en fait les pions du jeu d’échecs où chacun a sa fonction et son caractère par opposition à Kia qui a une certaine cohérence, car la marque a un côté plus jeune. Kia cultive un style émotionnel, tandis que Hyundai crée à chaque fois des sous‑marques pour chaque modèle. Et c’est en complète opposition par rapport à ce que l’on connaît habituellement.
JA. Pourquoi avoir choisi une stratégie différente pour Hyundai ?
LD : Le processus a duré plus de six mois. Lorsque je suis arrivé, j’ai demandé à disposer de toutes les planches de tous les modèles de la gamme. Je ne m’attendais pas à en avoir autant. Je me suis retrouvé avec 85 modèles que ce soit pour l’Europe, l’Amérique, l’Inde, la Chine ou la Corée. Trouver un fil conducteur est impossible, tout comme créer un modèle et l’appliquer à toute la gamme. Or, l’Asie est très avide de nouveautés. Nous avons donc choisi d’utiliser l’identité coréenne en tant qu’innovatrice et créatrice comme différenciation.
Nous estimons presque que c’est un lavage de cerveau subliminal d’imposer au conducteur le logo de la marque sur le volant de la voiture.
JA. En quoi consiste cette stratégie du jeu d’échecs ?
LD : En fait, nous avons décidé de créer un style par modèle en donnant une identité forte à chacun d’entre eux plutôt que d’imposer la puissance d’un groupe ou d’une marque. En Europe, cette stratégie est un peu en opposition avec les tendances. Nous avons décidé de prendre le parti d’essayer. C’était un pari mais cela a fonctionné et cela nous permet de raconter des histoires différentes. Ce que les Coréens apprécient, car le pays adore le storytelling. C’est un positionnement complètement différent qui va jusqu’à enlever le logo Hyundai sur le volant. Nous estimons presque que c’est un lavage de cerveau subliminal de l’imposer au conducteur. C’est un peu un concept arrogant et dominateur de vouloir imposer la marque. En éliminant le logo, nous disons à l’automobiliste : "C’est votre véhicule."
JA. Pourquoi ne pas avoir utilisé cette stratégie pour Kia et pour Genesis ?
LD : Pour Kia, c’est un peu différent. La marque est très jeune, très orientée vers les tendances actuelles. Mais le Kia EV9 est un véhicule différent de l’EV6. Ce dernier est plus "automobile", "émotionnel", qu’un EV9 qui est plus "produit". La cohérence est plus grande, mais vous ne retrouverez pas les mêmes éléments de style d’un modèle à l’autre. Ce qui évite l’endoctrinement de marque et laisse encore la possibilité de surprendre et de créer une nouveauté par modèle. Pour Genesis, nous gardons la même architecture de véhicule et les éléments de différenciation s’appuient sur les proportions. Même si notre calandre est différente pour chaque modèle. Genesis est une marque qui base tout sur l’hospitalité coréenne.
JA. Quel regard pose Euisun Chung, président du groupe, sur le design ?
LD : C’est un dirigeant qui est très orienté vers le style, les tendances. C’est assez rare qu’un patron de 57 entreprises soit aussi connecté au design. D’ailleurs, l’Ioniq 6 a été faite directement avec lui. C’est son projet. Aujourd’hui, nous passons à l’étape suivante et nous allons présenter la nouvelle direction stylistique. C’est également notre président qui a validé le projet du véhicule très compact Casper, qui va arriver en Europe.
JA. Quelles sont les tendances de consommation qui influent le plus sur le design des marques ?
LD : Les tendances sont très basées sur l’appétit d’innovations. Mais aussi le chevauchement actuel de plusieurs générations d’automobilistes. Celle de consommateurs classiques qui restent très loyaux à leur marque. Et celle plus jeunes pour qui l’environnement est plus important. Les jeunes veulent des preuves et s’assurer que la marque a des valeurs proches des leurs. C’est le respect de l’environnement et de la personne, le respect de chaque consommateur. Or, imposer un design identique est un processus très dominant d’une marque. Hyundai n’a jamais voulu montrer une puissance de marque énorme. Ce n’est pas dans sa nature. Lors de mes premières discussions avec les dirigeants, ces derniers m’ont dit : "Nous sommes un pays non agressif et non arrogant. Nous espérons que vous n’allez pas être déçu, mais nous ne voulons pas être numéro 1. Nous ne sommes pas là pour dominer, mais pour faire de bons produits pour satisfaire les consommateurs." En revanche, moi, j’ai bien envie d’être numéro 1 au niveau du style !
En Corée, il n’y a pas de culture du vintage. Tout le monde est orienté vers le futur au niveau de la consommation
JA. Qu’a changé l’électrification des véhicules dans le processus de création ?
LD : Au départ, je pensais que l’on pouvait tout faire avec les véhicules électriques. Mais les premiers pas ont été très difficiles, très conventionnels. À la limite très pénalisants par la dimension et le volume des batteries qui nous imposaient d’aller sur des architectures plus de SUV que de berline. Mais je vois de façon plus optimiste les prochaines générations. Maintenant, les plateformes nous offrent une liberté stylistique énorme qu’il faut orchestrer avec précaution, car il ne s’agit pas de perdre le consommateur. Le changement d’architecture d’un véhicule peut être polarisant et provocateur. Il faut être stratégique dans cette transformation.
JA. Beaucoup de marques automobiles se basent aujourd’hui d’un point de vue stylistique sur des succès du passé. Est‑ce la même tendance qui vous pousse à faire revivre la Pony dessinée par Giugiaro ?
LD : C’est un phénomène très actuel. Le consommateur se sent un peu perdu dans cette période où beaucoup de choses sont remises en cause jusqu’au mode de propulsion. C’est assez réconfortant pour lui de retrouver des éléments de style qu’il connaît. Mais dans le cas de Hyundai, ce n’était pas vraiment ce qui nous intéressait. En Corée, il n’y a pas de culture du vintage. Tout le monde est orienté vers le futur au niveau de la consommation, contrairement à la vie quotidienne qui est toujours empreinte de traditions. La Pony, pour laquelle nous allons travailler avec Giorgetto et Fabrizio Giugiaro, n’entre pas dans ce processus que nous connaissons en Europe. Nous allons célébrer les 50 prochaines années de Hyundai en utilisant son point de départ : la Pony créée par Giorgetto Giugiaro dans les années 70. Nous faisons un nouveau départ. D’ailleurs, l’architecture a complètement changé, ce n’est pas un véhicule classique. Les proportions sont différentes, même si nos références se basent sur la première Pony. C’est d’ailleurs très rafraîchissant de voir comment les nouvelles générations réinterprètent les nouveaux classiques.
JA. Quelle est selon vous la plus belle voiture que vous avez dessinée ?
LD : J’ai tendance à dire que c’est la prochaine. C’est moins le véhicule qui est important que l’expérience vécue. Toute ma carrière a été marquée par ces expériences, que ce soit pour Lamborghini ou Bentley. Et aujourd’hui, en Corée, avec Genesis. À chaque fois, je suis arrivé chez un constructeur pendant une phase de crise. Le communisme avait cassé Skoda. Il a fallu faire renaître la marque. Et pareil pour Genesis où il a été passionnant de la voir revivre sur plusieurs continents. Je n’ai pas une voiture favorite, mais j’ai des expériences humaines qui me font regretter de ne pas être 50 ans plus jeune.
JA. L’Europe de l’automobile vit des moments difficiles et vient de ratifier la vente de véhicules neutres en carbone. Quel est l’impact pour cette industrie ?
LD : Je trouve intéressant que l’on ait eu cette pression de façon à pouvoir innover. Il faut avouer que nous étions dans un certain confort technologique. Cette décision européenne a permis de faire plus d’innovations ces dernières dix années que dans le siècle précédent. Voilà pour le côté positif. Pour le côté négatif, je suis triste que des décisions soient prises par des personnes qui n’ont pas le niveau de compétences nécessaire. Sans vouloir faire de polémiques, nous sommes dans une phase où beaucoup d’entreprises et d’emplois sont en danger et où nous allons imposer des produits à des consommateurs, alors qu’ils n’ont pas forcément la stabilité technologique qu’ils doivent avoir. C’est un souci. Mais j’ai confiance. Je pense qu’une certaine raison va reprendre le dessus quand les problèmes de l’électrification à outrance vont arriver, comme la question des infrastructures, du lieu de vie… Tous les sujets liés à une électrification trop rapide.
JA. Comment vit‑on cette électrification en Asie ?
LD : En Corée, en Chine : pas de problème car le système va changer, mais tous les pays n’ont pas la possibilité d’adapter une infrastructure classique à un autre mode de propulsion. J’espère que l’on va permettre à plus de technologies d’être proposées pour créer un paysage plus diversifié. L’hydrogène est passionnant, par exemple, tout comme les carburants de synthèse. J’espère que plus de professionnels vont être capables de dialoguer avec le régulateur, sans remettre en question le fait de devoir protéger notre environnement et il faut être plus raisonnable.
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