Quel avenir pour le business de la pièce de rechange dans les réseaux de distribution ?
"Il fallait s’y attendre." C’est ainsi qu’a réagi le patron d’un groupe de distribution représentant certaines marques de Stellantis lorsque le constructeur a annoncé, en février 2022, qu’il résiliait les plaques de distribution de pièces de rechange. Pour l’instant, peu d’informations ont filtré sur le sujet, mais l’objet de cette résiliation porterait sur la rédaction d’un nouveau contrat Distrigo, valable pour toute l’Europe dès juin 2023 et qui intégrerait la distribution des pièces des marques de l’ex‑groupe FCA.
Hasard du calendrier, Renault fait évoluer lui aussi son modèle de distribution des pièces. L’année prochaine, le constructeur français prévoit de mettre en place environ 80 plateformes de distribution, en s’appuyant peu ou prou sur le modèle Distrigo avant résiliation et sur l’expérience du groupe Bodemer.
"Aujourd’hui, les pièces partent de trois plateformes situées en région parisienne, à Cergy‑Pontoise (95), Flins (78) et Villeroy (77), pour être ensuite dispatchées auprès de quatorze plateformes de logistique, présente Hervé Pantegnies, directeur des pièces détachées au sein du groupe Renault. En 2023, nous recentrerons le stockage des pièces dans un seul magasin central, celui de Villeroy, et nous nous appuierons sur environ 80 plateformes régionales construites et gérées par notre réseau de distributeurs."
Plus de références
Les deux autres centres ne seront pas fermés pour autant, car ils seront utilisés pour l’international. Avec cette nouvelle organisation, Renault ambitionne de raccourcir les délais de livraison grâce à des départs deux heures plus tôt le matin et en optimisant le maillage des plateformes dont l’isochrone ne dépassera pas 1 h 30 de transport.
Le constructeur compte également augmenter de façon conséquente son catalogue de pièces. "Alors qu’un magasin de pièces de rechange dans une concession abrite entre 6 000 et 9 000 références, notre nouvelle organisation permettra d’en stocker de 13 000 à 16 000 en fonction de la taille des structures, indique Hervé Pantegnies. En disposant de plus de références et en ayant la capacité de les livrer plus rapidement, cela permettra d’augmenter de façon significative le chiffre d’affaires de l’activité relative aux pièces."
La cible visée est clairement les acteurs indépendants de la réparation. "Les distributeurs disposeront des gammes Renault, Motrio, Value +, Exadis et de pièces de réemploi avec, pour ces références, un circuit particulier", énumère‑t‑il. Pour l’instant, le constructeur ne communique pas sur les distributeurs qui auront la charge de la mise en place des plateformes, ni sur le coût d’une telle opération.
"Il existe bien entendu un seuil minimum d’activité concernant les pièces pour monter une plateforme, rappelle Hervé Pantegnies. Les investissements varient selon plusieurs critères : le coût immobilier et les volets informatique et humain. Mais cette nouvelle organisation va permettre aux distributeurs concernés de libérer de l’espace dans leurs concessions et d’avoir une approche beaucoup plus industrielle de la distribution des pièces."
Distribution classique
Stellantis et Renault sont les deux seuls acteurs à retenir une distribution des pièces de rechange par plaques. Le groupe Volkswagen, premier importateur sur le territoire français, avec une part de marché d’environ 15 % couverte par ses six marques (Volkswagen, Audi, Skoda, Seat, Cupra et VW Utilitaires), s’appuie sur une organisation bénéficiant d’un magasin central unique qui distribue ensuite directement aux concessionnaires.
"Nos 250 investisseurs disposent d’environ 700 points de vente, calcule Jean‑Philippe Cheverry, responsable marketing pièces et service au sein de Volkswagen Group France. Nous n’avons pas de plateformes régionales, bien que cela ait été envisagé il y a une dizaine d’années, mais l’idée a été abandonnée car économiquement pas assez rentable. Avoir un stock décentralisé, comme c’est le cas des plateformes régionales, n’est intéressant que lorsque vous disposez d’une part de marché significative."
Au‑delà de la capillarité géographique, Jean‑Philippe Cheverry insiste sur la partie informatique. "Nous disposons d’outils qui analysent quotidiennement les besoins de nos distributeurs, ce qui permet de passer des commandes automatiquement, présente‑t‑il. Si une rotation de deux mois est considérée comme optimale, certaines pièces, grâce à nos outils informatiques, affichent un taux de rotation de seulement quatre à six semaines. La question finale n’est pas d’avoir du stock, mais d’avoir le bon stock."
Maintenance prédictive
Si le groupe allemand ne compte pas développer de plateformes régionales, il s’avère néanmoins très ambitieux sur la pièce. "Notre objectif numéro 1 est de garder le plus longtemps possible un véhicule du groupe dans l’écosystème Volkswagen, appuie Jean‑Philippe Cheverry. C’est pourquoi nous travaillons activement sur de nouveaux services avec une vision à 360°, dans laquelle nous intégrons notre réseau. Mais nous disposons d’un atout non négligeable. Le fait que nos véhicules soient conçus sur des plateformes communes permet de réduire considérablement le nombre de références et donc les coûts de stockage. Surtout, le groupe développe de plus en plus de voitures connectées avec des services de maintenance prédictive. Au‑delà de l’avantage client, cela permet également au réseau d’anticiper les interventions et donc les commandes dans le but de réduire le stock en local."
Avoir plus de liberté
Même si Volkswagen ne compte pas changer son organisation, le réseau semble moins confiant sur le sujet. "Nous observons une volonté des constructeurs de reprendre la main sur tous les secteurs d’activité, note un important distributeur des marques du groupe Volkswagen. L’arrivée de la maintenance prédictive et surtout le développement du véhicule électrique vont probablement entraîner une baisse inexorable de l’activité après‑vente et pièces et une bataille féroce autour de la donnée."
Avec, au final, une perte de la rentabilité. "Pour une concession moyenne, les ventes de pièces et accessoires représentent 10 % du chiffre d’affaires, rappelle Jean‑Philippe Cheverry. L’après‑vente, dans sa globalité, couvre entre 60 et 70 % de la rentabilité d’une affaire."
Un risque non négligeable dont ont fait les frais les distributeurs Opel. Même s’ils ont eu un accompagnement et des compensations "qui se sont arrêtées en juin 2021", glisse un des opérateurs de la marque, le réseau a senti passer l’intégration dans le réseau Distrigo. "Nous avons enregistré des pertes, notamment avec les indépendants, qu’il faudra combler sur d’autres activités de la distribution, à savoir le VN, le VO et la qualité", constate un important distributeur Opel. Une crainte partagée par le réseau FCA. Car en 2021, si le réseau de l’ancien groupe italien a réussi à dégager une marge positive, c’est principalement grâce aux VO et aux pièces détachées.
Cette activité sera‑t‑elle compensée comme pour Opel ? Pour l’instant, "c’est en discussion" se bornent à répondre les protagonistes. Pour faire face à cette reprise en main, certains ne se cachent pas d’investir hors contrat, "d’autant plus que c’est une activité qui contribue fortement à la rentabilité, surtout dans des périodes troublées comme celle que nous connaissons aujourd’hui", explique un concessionnaire multimarque. Cette stratégie passe par des rachats de grossistes ou la mise en place de plateformes de distribution multimarques. Le réseau sent qu’il doit gagner en liberté s’il veut maintenir une rentabilité intéressante.
Benoît Briard, directeur après-vente du groupe Bodemer
"La plateforme permet de gagner des parts de marché sur la concurrence"
Journal de l'Automobile. Le groupe Bodemer a été le premier distributeur Renault à mettre en place une plateforme de pièces de rechange régionale et centralisée. Elle se situe à Saint‑Caradec (22), dans le centre de la Bretagne, et est ouverte depuis avril 2019. Quelle est l’origine de ce projet ?
Benoît Briard : Ce projet est parti d’une réflexion sur l’immobilier. Nous devions rénover nos sites de Saint‑Brieuc (22) et de Vannes (56). Le stockage de pièces de rechange est gourmand en superficie et dans des régions où le prix du mètre carré est conséquent et/ou le site ne permet pas de développer cette activité, il nous a paru opportun de la sortir de la concession pour avoir un lieu centralisé, à mi‑chemin entre les deux sites. Puis, nous sommes allés plus loin dans notre réflexion : pourquoi cette plateforme ne pourrait‑elle pas distribuer des pièces à d’autres points de vente du groupe ? Nous avons donc réalisé un important benchmark dans le monde de la moto, mais également en observant ce qui se faisait chez Cdiscount ou dans le bâtiment pour construire la nôtre.
JA. Quelles ont été les difficultés ?
B.B. : Il a fallu que nous devenions des logisticiens, ce qui n’est pas notre métier premier. Nous avons donc dû embaucher des personnes avec ces compétences. Après, il a fallu informer nos collaborateurs, puis les former. Nous avons ensuite travaillé en étroite collaboration avec le constructeur. Nous lui avons, par exemple, demandé la dimension de chaque carton afin d’optimiser le stockage.
JA. Quel a été le coût du site de Saint‑Caradec ?
B.B. : L’investissement, immobilier et mobilier, a été de 6 millions d’euros.
JA. Quels sont les résultats ?
B.B. : Aujourd’hui, nous desservons 16 concessions, 130 agents Renault et 1 300 clients et ce, deux fois par jour. Nous réalisons un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros, en progression de 7 à 10 %. Nous avons fait, certes, des économies sur les mètres carrés, mais nous avons embauché des gens dont les métiers sont à forte valeur ajoutée. Mais nous sommes passés de 7 000 références à environ 15 000 et nous comptons bientôt grimper à 20 000. La plateforme nous permet de gagner des parts de marché sur la concurrence. Nous bénéficions d’une meilleure rotation, entre 35 et 40 jours contre 60 à 70 en concessions.
JA. Allez‑vous développer d’autres sites ?
B.B. : Nous en montons un deuxième dans la banlieue de Caen (14) pour notre plateforme normande. Il sera plus petit avec un chiffre d’affaires de 60 millions d’euros, mais il nous permettra d’être encore plus réactifs.
Patrice Mihailov, avocat spécialisé dans la concurrence
"Le constructeur paraît lui-même exposé au risque de perdre des partenaires historiques"
Journal de l'Automobile. Pourquoi selon vous Stellantis a‑t‑il résilié les contrats Dopra (Distributeur Officiel de Pièces de Rechange et Accessoires) du réseau Distrigo ?
Patrice Mihailov : Les motifs invoqués par le constructeur résident dans la volonté d’élargir le champ du contrat à toutes les pièces de rechange de Stellantis, de prendre en compte l’évolution de la distribution, le développement des ventes en ligne et, bien entendu, la teneur des futurs règlements européens. C’est pour moi plutôt vague.
JA. Est‑ce en lien avec l’intégration de FCA ?
P.M. : On peut imaginer que le constructeur souhaite élargir son offre, pas seulement aux pièces d’origine FCA, mais à toutes les gammes de la pièce de rechange, ajoutant aux pièces d’origine les pièces de qualité équivalente, y compris les pièces recyclées. Cette approche a plusieurs finalités. Dans un premier temps, elle permet d’améliorer l’offre du catalogue proposé aux distributeurs. Mais elle permet surtout de canaliser, vers l’écosystème du constructeur, la proportion la plus importante possible de l’offre des équipementiers. Conséquence ? Il serait alors plus difficile pour le distributeur de s’approvisionner directement auprès des équipementiers, en admettant qu’il en ait la possibilité. Le constructeur entend également développer un canal de vente directe, qui lui permet d’intégrer à l’écosystème des utilisateurs et des réparateurs indépendants, qui n’ont pas spontanément vocation à y entrer.
JA. Quelles seraient les conséquences de telles mesures ?
P.M. : La mise en œuvre brutale d’une nouvelle clé de répartition de la valeur risque d’affecter l’ensemble de la chaîne. Désormais plus largement contraints de passer par l’écosystème du constructeur, les équipementiers pourraient être obligés de lui abandonner le supplément de marge que leur assuraient les ventes directes sur l’aftermarket. De leur côté, les distributeurs, qui sont et demeureront otages de leurs investissements, devront composer avec les ventes directes des constructeurs, sans pouvoir compenser la perte de chiffre d’affaires. Enfin, les réparateurs agréés seront pour moi doublement pénalisés : d’une part, par la concurrence de nouveaux acteurs, comme Feu Vert par exemple, qui va vendre des pièces d’origine Stellantis, et d’autre part, par la réduction de leur marge, conséquence de leur positionnement en qualité de sous‑traitants du constructeur sur les travaux de réparation. Au final, les automobilistes supporteront, comme ils l’ont d’ailleurs toujours fait, le coût des prélèvements opérés par le constructeur, qui se répercutera sur l’ensemble de la chaîne. Face à ces mesures, le constructeur paraît lui‑même exposé au risque de devoir se confronter au découragement et à la perte d’une partie de ses partenaires historiques, qui pourraient disparaître purement et simplement, ou s’orienter vers de nouveaux partenariats plus prometteurs, pour ceux qui seront en mesure de se reconvertir.
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