Patrice Mihailov : "Les constructeurs vont s'approprier une part significative de l'activité des distributeurs"
Journal de l'Automobile : Plusieurs constructeurs se sont engagés dans la voie du contrat d’agent rendue possible par les lignes directrices du projet de règlement européen par la Commission européenne. Mais avec des principes différents. Existe-t-il une forme unique de contrat d’agent ?
Patrice Mihailov : Ce contrat d’agent veut tout et rien dire. C’est en réalité un contrat à la carte puisqu’il existe de nombreuses formes de mandats, du moins intégré au plus intégré. Ce qui me paraît important, c'est que la formule choisie permette au mandataire d'exercer d'autres activité et partant, de développer une clientèle propre. Ce statut d’agent existe déjà aujourd’hui dans certains réseaux, comme chez Stellantis par exemple. Ces mandataires sont indépendants et ils ont leur clientèle. Leur contrat rappelle à cet égard qu'ils sont également réparateurs et qu'ils doivent être regardés comme des commerçants indépendants. De fait, les agents sont aujourd’hui titulaires de leur clientèle.
J.A. : Y-a-t-il actuellement une réelle nécessité de modifier les contrats de distribution ?
P.M. : Je pense que oui. Je pense que le contrat de distribution sélective "à la papa" est mort. Un contrat de mandataire est probablement plus intéressant. D’abord parce qu’il est évident que le constructeur ne peut plus se passer de la relation directe avec le client. Cette évolution doit permettre de décharger les concessionnaires de structures qui sont pour moi un gaspillage phénoménal. Il y a une compétition entre les constructeurs sur toujours plus et toujours plus grand et qui dépasse le raisonnable. Or, il faut bien que quelqu’un paye à la fin et c’est le consommateur.
J.A. : Les constructeurs expliquent en partie ce changement de statut par le coût de la distribution qui est trop élevé. Etes-vous d’accord avec ce constat ?
P.M. : Lorsque l’on regarde la rémunération nette du distributeur : le coût de la distribution est infime. Tout le monde sait que la rémunération du distributeur se situe autour de 1 à 1,5 %. C’est impossible de faire moins. Les distributeurs sont des génies car ils arrivent à maintenir un équilibre très précaire dans une activité très complexe. C’est incroyable. Le problème, ce sont les coûts imposés aux distributeurs et qui sont dix fois trop élevés. D'une manière ou d'une autre, ces coûts se retrouvent dans le prix de vente que le consommateur paye. Le client est sans doute très flatté d’aller dans une concession magnifique avec un hall avec des miroirs, des vitrines, de la hauteur sous plafond mais cela n’a plus vraiment de sens quand le consommateur fait l'essentiel du parcours client en ligne. Sur ce constat, la distribution coute infiniment trop cher. Or, dans le cadre du contrat de mandataire, tel que l’a défini la Commission, c’est le constructeur qui prend en charge les investissements spécifiques. Si les constructeurs se sont séparés de leurs succursales, c’est bien parce qu’ils font la même analyse : la distribution traditionnelle, qui répond aux standards des constructeurs, coûte trop cher. Il est frappant de constater que, s'apprêtant à supporter lui-même l'essentiel des coûts de distribution, Stellantis considère désormais que le temps est venu de réduire la voilure et de réunir ses différentes marques dans des structures communes. Il faut encore avoir à l'esprit que dans l'avenir, les constructeurs vont s'approprier une part significative de l'activité des distributeurs. Dans ces conditions, le coût des structures actuelles sera effectivement trop élevé.
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J.A. : Que dit la Commission européenne sur ce contrat d’agent ?
P.M. : La commission précise, dans ses lignes de directrices, que le mandataire ne doit supporter aucun des risques attachés à la commercialisation. Les investissements doivent être pris en charge par les constructeurs, comme les stocks, la publicité… Mais s’il faut se réjouir de la réduction des charges, c’est parce que cela doit dégager des ressources pour que les distributeurs fassent autre chose eux-mêmes et qu’ils investissement dans les outils numériques. Allons vers le contrat de mandat, négocions des réductions de structures et réorientons les investissements vers une distribution digitale plus adaptée et multimarque.
J.A. : Pourquoi pensez-vous que le contrat d’agent va uniquement servir à détourner la clientèle du distributeur ?
P.M. : Les constructeurs s’inscrivent dans une chronologie. Ils entreprennent de s'approprier les données des concessionnaires, en profitant d'une adaptation de leur contrat aux contraintes du RGPD. Une fois qu’ils auront la main sur la base des clients, ils pourraient bien expliquer aux distributeurs, qu'en qualité d'agent, ils n'ont plus vocation à disposer eux-mêmes d'une clientèle. Nous savons tous que sur un marché digitalisé, la possession des données des clients est essentielle. Que les constructeurs aient accès à ces données par l'intermédiaire des distributeurs est une chose qui peut s'entendre, si ces données sont exploitées dans le cadre du contrat. Mais que les constructeurs interdisent aux distributeurs de disposer eux-mêmes librement des données qu'ils ont collectées auprès de leurs clients, c'est un problème. C'est une menace existentielle pour les distributeurs, qui doivent conserver la maîtrise de leur clientèle et le cas échéant, l'exploiter à d'autres fins que le contrat. A ce stade, il est important de rappeler que les distributeurs sont actuellement liés par des contrats non-exclusifs et qu'ils sont libres d'avoir une activité concurrente. Il faut donc avoir également à l'esprit qu'un système dans lequel leur clientèle serait confisquée par le constructeur, leur imposerait une exclusivité de fait. Ce qui leur interdirait de commercialiser les véhicules des constructeurs qui émergent en mode start-up, qu'ils soient asiatiques, américains ou européens, ainsi que les offres de mobilité dont on peut attendre l'arrivée sur le marché dans un avenir proche.
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J.A. : Mais les constructeurs ne possèdent-ils pas déjà toutes les informations sur la clientèle avec les contrats de financement, d’entretien… ?
P.M. : Les constructeurs possèdent une partie importante de ces informations. Et les contrats étaient plutôt vagues sur les conditions de leur exploitation. En pratique, les constructeurs en ont disposé à peu près comme ils voulaient. Sur ce point, les tribunaux ont été infiniment laxistes. L'entrée en vigueur du RGPD a changé la donne. Désormais, toute personne qui manipule des données personnelles, le distributeur, le constructeur, est soumise à des règles très strictes. Les contrats doivent être adaptés en conséquence et les usages aussi. Les constructeurs ont besoins de données toujours plus fines et ils ne peuvent désormais les obtenir que dans un cadre contractuel clair. Ce qui explique la nécessité de nouveaux contrats ou d'avenants. Les distributeurs doivent s'approprier ces changements et mettre la gestion des données au cœur de leur activité commerciale. Ils doivent donc s'impliquer plus activement dans la négociation de ces nouveaux accords. Et ils doivent s'attacher davantage à la protection et au développement de leur base de données. Quand un concessionnaire saisit les coordonnées d’un client en concession, il le fait sur le DMS du constructeur, sans toujours apercevoir qu'une fois sur cette base, les données ne leurs sont plus inconditionnellement disponibles. Ils doivent évidemment saisir ces données aussi dans leur propre base.
J.A. : Le changement de contrat semble inéluctable. Mais qu’en est-il du dédommagement des investissements déjà réalisés et qui ne serviront plus, dans le cas notamment de showrooms plus petits et de standards plus light ?
P.M. : Je n'ai pas connaissance que cette question soit entrée dans le champ des discussions. Il est possible que dans certains cas, les distributeurs seront indemnisés, mais je ne vois pas les constructeurs proposer de règle commune. En outre, et paradoxalement, certains constructeurs continuent d'exprimer l'exigence de structures supplémentaires…
J.A. : Que devient le véhicule d’occasion dans le cadre du statut d’agent ?
P.M. : L'appropriation de l'activité VO par les constructeurs s'articule très bien avec le contrat d'agent. Stellantis, par exemple, a développé un contrat Spoticar, très proche d'un contrat de franchise. Dans ce schéma, le constructeur fait lui-même les reprises et revend les véhicules aux distributeurs, qui les commercialise à son tour dans un environnement étroitement encadré. Le constructeur dégage une marge sur le VO, sur le référencement des fournisseurs et en plus, se fait payer des royalties. Les autres constructeurs pourraient probablement suivre l'exemple, lorsqu'ils en auront les moyens. Les usines de reconditionnement des constructeurs vont conduire à industrialiser cette activité. A cette démarche se greffe une autre considération : la perspective de garder le contrôle du véhicule du début jusqu’à la fin. La voiture pourra être recommercialisée plusieurs fois à travers une succession de contrats de mobilité. D’où l’importance que le distributeur garde ses clients.
J.A. : Le schéma de distribution se dirige donc vers une maîtrise complète de l’activité par les constructeurs ?
P.M. : Les constructeurs ont besoin d'argent pour financer la mise en œuvre des nouvelles technologies, s'adapter aux nouveaux usages et faire face à une concurrence à laquelle ils sont mal préparés. Dans ce but, ils entreprennent clairement de s'approprier les activités traditionnelles des distributeurs et les profits correspondants : vente directe des véhicules neufs, vente directe des contrats de financement et de mobilité, vente directe de contrats d'entretien et de maintenance, vente directe des pièces de rechange et même, vente directe – ou indirecte – de leurs véhicules d'occasion. Dans tous les points de vente, cette concurrence nouvelle et brutale risque d'emporter une baisse de chiffre d’affaires, de rémunération et donc d’emplois. Ce que je crains, c'est que la richesse qui était produite localement, sur l'ensemble du territoire français, soit désormais réservée à une poignée d'acteurs. Ce risque accompagne la bascule d'un modèle de commerce physique vers un modèle de commerce digital. Il trouve sa manifestation la plus évidente dans l'exemple Amazon. Il est impératif que les organisations professionnelles et les pouvoirs publics s'emparent à temps de ces problèmes et fassent en sorte que chacun puisse continuer d'accéder au marché.
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