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Constructeurs

Luca de Meo : "Je veux positionner Renault comme une entreprise qui fait bouger les lignes"

Publié le 12 avril 2022

Par Catherine Leroy
13 min de lecture
À la tête du groupe Renault depuis deux ans, Luca de Meo conduit la destinée du constructeur dans une période qu’il juge comme étant "la plus confuse depuis 30 ans" pour l’industrie automobile. Entre la crise des semi-conducteurs, les arrêts de production liés au Covid, la guerre en Ukraine et les réglementations, il reconnaît que l’exercice est périlleux, mais l’avenir sourit aux audacieux et aux créatifs. Deux qualités qu’il possède.
Luca de Meo, directeur général du groupe Renault et Homme de l'Année du Journal de l'Automobile. (Photo Olivier Martin-Gambier)

Journal de l’Automobile : Vous avez suspendu la production dans votre usine russe basée à Moscou. Se pose désormais la question d’Avtovaz, qui est détenu à 68 % par Renault. Quelle est la situation actuellement ?

Luca de Meo : Nos activités industrielles en Russie sont à l’arrêt. Cette décision a été difficile car la situation est complexe. Nous avons une responsabilité vis‑à‑vis de nos équipes. D’une part, nous avons l’usine de Moscou contrôlée à 100 % par Renault, qui emploie 1 700 personnes et qui produit des Renault. D’autre part, Avtovaz, dont nous détenons 68 % du capital, qui fabrique les Lada. Avtovaz est un des plus gros acteurs industriels en Russie et emploie près de 41 000 personnes et fait vivre des centaines de milliers d’autres salariés dans son environnement. Nous avons travaillé pendant 15 ans à une réorganisation complète et réalisé un énorme effort de restructuration pour cette entreprise. Aujourd’hui, nous évaluons les options possibles concernant cette participation, tout en agissant de manière responsable envers nos salariés.

 

J.A. : Comment jugez‑vous la réaction des marchés financiers ?

L.dM. : La Bourse a largement "discounté"  la valeur de Renault, bien plus que le poids de l’activité russe. Il y a aussi eu un facteur émotionnel que je comprends parfaitement. En réalité, la Russie ne représente que 20 % des volumes et 10 % du chiffre d’affaires et pourtant, en 15 jours, le cours de Bourse de Renault est tombé de 40 %. Nous entendons beaucoup de choses exagérées sur les conséquences industrielles. Bien sûr, cela aura un impact sur le résultat de l’année de Renault. Nous avons d’ailleurs revu nos perspectives financières en conséquence. Après nos bons résultats de 2021, nous avions relevé notre objectif de marge à 4 %, aujourd’hui nous revenons au niveau que nous avions annoncé dans notre plan Renaulution. Nous visons donc désormais une marge opérationnelle de 3 % cette année. Cela reste en ligne avec notre plan stratégique. Toutes nos équipes sont au travail pour cela.

 

La situation nous laisse moins de marge d’erreur possible, mais nous sommes solides sur l’exécution du plan d’ici 2025.

 

J.A. : Le plan Renaulution sera‑t‑il impacté par le contexte de guerre en Ukraine ?

L.dM. : J’ai lu des spéculations sur le fait que le plan serait impacté, mais ce n’est pas la réalité. Nous sommes en ligne avec nos promesses. La situation, il est vrai, nous laisse moins de marge d’erreur possible, mais nous sommes solides sur l’exécution du plan d’ici 2025. Et nous allons maintenir le rythme en termes de restructuration et de baisse des coûts. Ce qui était un "nice to have", il y a encore quelques semaines, est désormais un "must have". Mais nous étions déjà alignés sur ce point concernant des économies supplémentaires. On peut quand même noter que nous n’avions pas de dividendes sur le business de la Russie. Nos bénéfices réalisés sur ce marché étaient utilisés pour diminuer la dette et restructurer Avtovaz. Donc d’un point de vue économique pur, cela ne va pas affecter notre capacité à générer du cash. Cela nous donne une taille plus petite, certes, mais pas sur le long terme. Quant aux deux modèles qui devaient être lancés en Russie, nous étudions la possibilité de le faire sur d’autres marchés. Les options existent.

 

J.A. : Faut‑il revoir de ce fait tous les équilibres mondiaux et la présence à l’international ?

L.dM. : Renault a déjà été très globalisé dans le passé avec une répartition à 50‑50 entre l’Europe et l’international. Mais à quel prix ! Quand je suis arrivé, le réflexe de l’entreprise était de pousser en permanence vers toujours plus de globalisation, avec la recherche de volumes quel que soit le marché. On voit le résultat aujourd’hui, par exemple avec l’Iran, où on a dû arrêter, et avec la situation actuelle en Russie. L’enjeu est donc de "dérisquer" l’empreinte internationale de Renault et de repositionner le groupe dans les pays où il peut avoir une présence rentable. Je pense que cette adaptation n’est pas si complexe.

 

J.A. : Pourquoi Renault a‑t‑il perdu son positionnement sur les marchés extérieurs ?

L.dM. : Normalement, une entreprise automobile doit être très forte sur sa base domestique pour ensuite aller chercher l’expansion. Le positionnement de Renault en Europe (marque mainstream) était complètement décalé par rapport à celui à l’international, où Renault s’est placé comme une marque d’entrée. Le plan Renaulution est centré sur le fait de remettre Renault dans les conditions d’avoir une très bonne gamme pour l’Europe et de repositionner le groupe à l’international de manière rentable. En Europe, nous commençons avec la Megane E‑Tech électrique et l’Austral, mais d’ici 2025, je pense que nous aurons la meilleure gamme jamais eue dans l’histoire récente de Renault.

 

J.A. : Quelles sont les solutions pour retrouver des volumes rentables en dehors de l’Europe ?

L.dM. : Nous sommes en train de proposer de nouveaux produits qui permettent de nous repositionner en qualité à l’international. Nos nouvelles gammes seront très adaptées aux marchés globaux. Je pense que nous avons maintenant le potentiel de développer des ventes rentables à l’international, dans beaucoup de pays. Le marché mondial a atteint dans les meilleures années 90 millions de véhicules, mais nous nous concentrons sur des marchés qui représentent 25 millions d’unités. Ce qui nous laisse quand même beaucoup d’espace.

 

J.A. : En Corée, Renault Samsung Motors est devenu Renault Korea Motors. Que signifie ce changement ?

L.dM. : La stratégie qui consistait à déployer une usine pour un marché fermé, pour une marque unique, était très risquée. Nous avons donc trouvé une solution intelligente : nous avons signé un accord avec Geely qui, si tout se passe comme prévu, nous apportera un business qui n’avait plus de futur. Nous travaillons depuis un an sur le sujet avec les équipes de Geely et Li Shufu. Nous allons utiliser leur plateforme pour proposer et commercialiser des véhicules pour la Corée. Ce marché attend des modèles de segments D et E. Actuellement, dans l’usine, nous produisons près de 80 000 Arkana à destination de la Corée, mais aussi de l’Europe. Grâce à ce nouvel accord avec Geely, nous allons fabriquer les véhicules thermiques et hybrides électriques destinés au marché local et à l’exportation et augmenter ainsi le niveau d’utilisation des capacités de l’usine.

 

J.A. : Le prix des matières premières et des intrants dans l’automobile flambe depuis plusieurs mois, se traduisant par des hausses de tarifs. Quelles seront les conséquences sur les marchés automobiles ?

L.dM. : C’est un "métaproblème" qui ne concerne pas que l’automobile. Je le dis depuis longtemps, mais lorsque l’on ajoute tout ce contenu technologique dans les voitures, pour des raisons réglementaires et autres, on ne peut pas s’attendre à ce que les produits soient aussi accessibles que ne l’était la 4L. On saurait faire des voitures sans technologies, mais les clients n’en veulent plus et de toute façon, la réglementation et les exigences de sécurité Euro NCAP ne le permettent pas. L’électrique, l’hybridation et la future norme euro 7 vont faire augmenter le prix des voitures. Donc, nous allons assister à un tassement de l’évolution du marché de l’automobile neuve en Europe ; j’espère cependant qu’il ne s’agira pas d’une baisse.

 

J.A. : Ce tassement et peut‑être la baisse des marchés peuvent‑ils mettre en péril le plan Renaulution ?

L.dM. : Pas du tout, car lorsque nous avons élaboré le plan, nous avions choisi les estimations les plus conservatrices. J’avais voulu caper les volumes pour construire une structure de coûts et une profitabilité qui ne dépendent pas de la croissance des marchés, contrairement aux deux plans précédents de Renault. Dans le plan, la dimension volume a moins de poids que l’amélioration de la qualité du business en lui‑même. La croissance des marchés, si elle a lieu, ne sera que du bonus pur. Nous nous sommes positionnés dans une démarche où l’on met 80 % de la capacité par rapport au potentiel du produit et on joue sur la flexibilité avec les 20 % restants.

 

J.A. : Souhaitez‑vous que, compte tenu du contexte, la Commission européenne soit plus souple dans ses objectifs ou dans leur atteinte ?

L.dM. : Clairement, je fais partie de ceux qui disent que nous devons attendre 2040 avant d’interdire la vente des véhicules hybrides. Personne parmi les constructeurs automobiles ne conteste l’idée que nous devons baisser collectivement l’impact du transport sur l’environnement. Et nous n’aurions pas investi des dizaines de milliards d’euros, si nous n’y croyions pas. Mais personne ne tient compte non plus que les consommateurs gardent leur voiture pendant 15 ans, car ils voient aussi leur achat comme un investissement. Toutes les réglementations devraient respecter la neutralité technologique. Aujourd’hui, la seule solution imposée est la voiture à batterie. C’est limitant pour le consommateur. Il faut donner une chance aux autres technologies.

 

J.A. : Que demandez‑vous comme aménagement ?

L.dM. : Je n’ai pas envie d’avoir l’image d’une personne rétrograde car nous poussons Renault en plein sur l’électrique et l’hydrogène, mais les évolutions prennent du temps et les choses doivent être bien faites pour éviter les risques sociaux. Le principe du malus selon le poids des véhicules avantage de manière incroyable certaines marques. Il est plus facile de faire entrer un gros SUV dans les limites réglementaires que de faire passer les émissions d’une Clio de 90 à 80 g de CO2/km. Cela n’est possible qu’en ajoutant de la technologie que les clients ne peuvent pas acheter. Le système n’est pas équitable et ne reflète pas la réalité. Idem pour ne réserver l’accès aux villes qu’aux voitures électriques. Cela veut dire que seuls les conducteurs ayant de l’argent à investir dans des véhicules neufs pourront entrer et sortir des villes ?  Pourquoi ne pas imaginer des solutions comme au Japon avec les kei cars ? Pourquoi ne pas accepter que nous travaillions avec les carburants de synthèse ? Je veux positionner Renault comme une entreprise qui fait bouger les lignes. C’est dans l’ADN de Renault et nous devons le cultiver.

 

J.A. : Quelles seront les conséquences sur l’empreinte industrielle de Renault ?

L.dM. : À l’horizon 2025, nous serons à 100 % d’utilisation des usines. Et toutes celles en France seront conservées. Mais nous avons trouvé la façon de réinventer la mission de certaines, comme Flins par exemple avec la création de la Re‑Factory. Dieppe aussi, rappelez‑vous, ne produisait que 7 Alpine par jour. Avec la relance de la marque Alpine et son développement, nous avons trouvé des solutions. Regardez aussi la "connexion" que nous sommes en train d’effectuer entre Douai, Maubeuge, Ruitz pour faire Renault ElectriCity et Cléon qui produit déjà les moteurs électriques. Nous construisons un écosystème très puissant complètement dédié à l’électrique et qui sera un exemple pour toute l’Europe. Nous y produisons la Megane E‑Tech électrique, nous y fabriquerons la R5 et Nissan la remplaçante de la Micra. C’est beaucoup de travail, mais quand on a envie, quand on est créatif, on y arrive !

 

J.A. : Quelle importance accordez-vous aux réseaux physiques dans la chaîne de la distribution ?

L.dM. : Il faut bien comprendre le processus d’achat d'une voiture. Ce n’est pas juste signer un contrat. Il ne s’agit pas de faire du digital pour court-circuiter le réseau de distribution.  Mais on peut utiliser le digital pour réduire les coûts de distribution, y compris pour les concessionnaires. Sur Dacia, nous avons une opportunité de faire quelque chose d’immatériel car nous disposons d’une gamme unique en Europe, avec un prix fixe et nous ne vendons qu’à des clients finaux. Nous allons expérimenter cette voie mais je n’ai aucune envie d’exclure les concessionnaires de ce principe. Dans presque toutes les industries, l’effet du e-commerce a été d’augmenter la portée du produit mais a écrasé les marges et ce n’est pas ce dont nous avons besoin. L’expérience physique aide à protéger les marges et la qualité de la relation avec le client. Je crois beaucoup plus à l’idée de la voiture connectée qui permet une relation directe via internet avec le produit pour améliorer l’expérience du client. Une des façons les plus efficaces de baisser les coûts de distribution est de faire des voitures qui plaisent aux gens, de faire des choses uniques et de se différencier de la concurrence. Les concessionnaires ont beaucoup de rôles dans la chaîne et notamment ils gardent le stock. Si un client veut acheter une voiture en ligne, commander un financement, choisir la livraison à domicile, nous l’organisons. Mais cela veut‑il dire exclure le concessionnaire ? Non, car je vois la valeur de ces gens qui travaillent pour Renault qui ont investi depuis parfois trois générations. Je n’ai pas envie de les lâcher.

 

J.A. : Quel business model pour une transition vers une Tech Company ?

L.dM. : Il faut trouver le moyen pour que 20 % du business ne soit pas lié à la chaîne de valeur traditionnelle. Nous devons trouver des taux de marge plus importants et nous concentrer sur des sujets structurellement plus rentables. Les data apportent près de 30 % de marge, mais il faut savoir de quoi l’on parle. Nous avons construit ce nouvel écosystème autour de RCI Bank auquel nous avons ajouté Mobilize. Dans cet environnement, on peut ajouter le leasing, l’abonnement ce qui nous permet d’intégrer un univers qui se situe entre la banque et les services. Nous pouvons proposer de l’assurance, de la mobilité, le management de l’énergie… Nous ne gagnerons pas forcément d’argent sur l’autopartage mais si nous maîtrisons la technologie qui permet à des opérateurs d’exercer leur métier, nous gagnerons sur cette dernière. Il existe trois chaînes de valeurs liées aux thèmes de la technologie. Tout d’abord, toute la chaîne de la valeur du véhicule électrique, ensuite, celle autour de la mobilité et enfin, c’est le "software defined vehicle" pour lequel nous sommes leader au sein de l’Alliance avec Nissan et Mitsubishi. Tout part de l’architecture électronique des nouvelles générations. C’est ce que nous allons mettre sur le marché à partir de 2025. D’ici la fin de l’année, Renault sera présent sur les trois chaînes de valeur.

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