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Constructeurs

Thomas Morel, McKinsey : "Des arbitrages en défaveur de la R&D"

Publié le 6 mai 2020

Par Gredy Raffin
6 min de lecture
Ce pourrait être l'une des conséquences à moyen terme de la crise, d'après le directeur du pôle automobile de McKinsey France. Paradoxalement, les constructeurs n'auront jamais eu autant la nécessité de développer des véhicules adaptés aux nouveaux besoins.
"Les constructeurs doivent et vont légitimement s'interroger sur leur adaptation au "new normal"", soutient l'expert du secteur automobile.

 

Tout d'abord, de quoi se compose votre quotidien en ces temps de crise ?

Thomas Morel. Nous poursuivons et nous intensifions même l'accompagnement de nos clients sur les problématiques les plus cruciales pour l’avenir de leur activité. Bien évidemment, nous traitons des enjeux de gestion immédiate de la crise sur l’organisation du travail, les opérations ou le pilotage de la liquidité. Mais nous sommes également très investis auprès d’eux sur des projets stratégiques, car l’urgence de la crise ne doit pas empêcher les acteurs de porter leur regard sur le plus long terme, et en particulier sur l’évolution des modèles économiques.

 

Vos recommandations doivent prévoir tous les scénarios. Dans quelle mesure celui-ci avait-il été considéré ?

TM. Très sincèrement, c’est une crise à la fois inédite et impensée. Aucun modèle n'avait anticipé, parmi la liste des scénarios les plus critiques, un arrêt mondial de cette ampleur. Cependant, avant même qu’il ne se produise, un sujet préoccupait déjà fortement les constructeurs et les équipementiers, celui de la résilience des opérations et de l'organisation face à divers risques géopolitiques, climatiques, sociaux, cyber… Le moins que l'on puisse dire est que sur ce plan, le secteur se trouve soudain confronté à une rude mise à l'épreuve.

 

Qu'en retenez-vous pour l'avenir ?

TM. La réponse à une crise se décompose en 3 étapes : l’impératif est d’abord de contenir les effets du choc avec une réaction immédiate pour protéger les collaborateurs et les actifs, puis il faut anticiper et orchestrer le redémarrage et enfin, il faut préparer le modèle de demain, du point de vue de la demande, de l'organisation et des opérations. Il y aura un avant et un après dans cette crise sanitaire que nous vivons, et j’ai la conviction qu’elle va fortement accélérer la transformation de l'écosystème automobile et des relations à la fois en son sein et avec ses partenaires. Une autre dimension cruciale est celle du renforcement de la chaîne d’approvisionnement.

 

À quoi pensez-vous plus précisément ?

TM. Aucune solution universelle ne peut être apportée à l’ensemble des acteurs, mais chacun d’entre eux va devoir explorer cette question déterminante de la sécurisation de sa propre chaîne de valeur et la repenser à travers une approche de cartographie et de stress tests par scénario pour en éprouver la robustesse. Par chaîne de valeur, j'entends aussi l'organisation des lieux de travail, des usines, des postes, des espaces de vie commune. Sur ces dimensions, les paradigmes vont profondément évoluer et il est probable qu’ils amènent à réorienter également les ressources consacrées à la R&D.

 

Faut-il comprendre que la capacité d'innovation pourrait être amoindrie ?

TM. L'industrie sera plus sélective et les projets qui affichent un ROI aléatoire seront sans doute gelés. De manière plus générale, les baisses significatives de ventes de véhicules et l'impact sur les résultats vont entraîner, dans un premier temps, des arbitrages en défaveur des investissements de développement. Toutefois, il ne m’est pas possible de déterminer pour combien de temps cette réduction drastique des dépenses de R&D s'appliquerait. Les acteurs de l’automobile ne pourront pas indéfiniment les suspendre, sous peine d’accumuler un retard pouvant s’avérer fatal à l'entreprise. Aussi, la logique de partenariats va se renforcer comme une parade à la surconsommation de liquidités qu'entraîne la transformation de l'automobile.

 

Désormais en phase de relance industrielle, quelles sont les actuelles priorités ?

TM. La crise a mis en lumière des inefficacités et, dans l'ensemble, nos clients sont concentrés à présent sur l'excellence opérationnelle pour répondre à ces enjeux. Dans cette optique, le digital constitue pour eux un levier privilégié. Ils veulent être le plus à jour possible sur l’exploitation des technologies afin d’assurer à la fois une résilience maximale de leur organisation et une meilleure adéquation avec les attentes et les usages de leurs clients.

 

Vous avez parlé de baisses significatives de ventes de véhicules. En matière de demande quelles sont les anticipations ?

TM. Il faudra un peu de temps avant de tirer des conclusions, mais nous observons une baisse de 20-25 % du marché automobile dans le monde, en 2020, avec des replis d'environ 25-30 % en Europe, 30 % aux Etats-Unis et 15 % en Chine. Comment alors pousser les consommateurs à acheter une voiture ? Est-ce qu'avoir observé des villes sans véhicules et sans pollution va donner un coup d'accélérateur aux tendances d'électrification voire d’aide à la conduite ? Ou alors les diminutions de revenus des ménages primeront-elles, orientant les achats vers des véhicules moins coûteux et certainement plus polluants de fait ? Nous avons beaucoup de questions sur ces tendances structurantes et encore peu d'éléments de réponse à ce jour.

 

Quelles sont vos recommandations dans ce cas ?

TM. Il importe de s'employer dès maintenant à déterminer les attributs de la voiture les plus attendus et valorisés par les clients. Les constructeurs doivent et vont légitimement s'interroger sur leur adaptation au "new normal", à ce monde d'après qui fonctionnera selon des codes encore inconnus. Leur priorité doit être d'évaluer l’adéquation de leur catalogue produits avec les nouvelles exigences des clients. Nos préoccupations avant cette crise étaient centrées sur l'électrification, l'assistance à la conduite, la connectivité et la mobilité partagée. Ces questions seront-elles toujours prioritaires demain, et surtout se poseront-elles de la même manière ?

 

Qui détient les clés de ce "lendemain" ? 

TM. Les communautés urbaines, rappelons-le, commençaient avant cette crise à décréter des zones dites à faible émission. Le régulateur européen allait aussi dans ce sens en incitant les constructeurs à électrifier leur parc, sous peine de sanctions financières très fortes. Je ne pense pas que ces politiques seront revues dans leur principe, mais il y aura probablement un assouplissement pour ajuster la règle et l'application des pénalités au contexte. En ce qui concerne les consommateurs, ils se préoccupent essentiellement de savoir quelle sera leur liberté de mouvement au volant de leur véhicule et, surtout, quel sera son prix. On peut donc imaginer une autre forme de consommation avec l’essor de modèles tels que le leasing qui vont lisser les prix, d'autant que des politiques de primes ou de promotions, pour relancer la machine et générer des cash-flows, vont certainement être adoptées.

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