Carnets de voyages : Carlos Ghosn, président-directeur général de Renault
...qui ne l'ont pas encore rencontré. Homme du monde dans toute l'acception du terme. Carlos Ghosn n'est ni d'ici, ni de là. Ses racines le transportent d'un bout à l'autre du globe. Sa carrière aussi.
Celui qui a redressé Nissan n'est pas japonais, pas vraiment français non plus. Carlos Ghosn, issu d'une famille d'origine libanaise, est né au Brésil et son éducation est empreinte de culture française. De ces racines atypiques, il a fait sien le monde. Un monde sans frontières. Un monde où la barrière de la langue n'est qu'utopie. Il en parle quatre : portugais, anglais, arabe, français bien sûr… Et un peu de japonais, même si l'appropriation incomplète de cet idiome reste, de son propre aveu, une terrible frustration. Au Liban, Carlos Ghosn intègre l'ordre des Jésuites. Un cursus scolaire qui témoigne déjà de ce que sera le manager : "Les Jésuites dispensent une éducation dans laquelle la discipline est très importante, mais également la compétition, le défi permanent, un système de classement qui incite les élèves à se dépasser. (…) J'ai beaucoup appris. Quand j'ai quitté les Jésuites, j'avais un sens de la discipline, de l'organisation, de la compétition, et puis le goût du travail bien fait."(*) Carlos Ghosn est rebelle, mais bon élève. Matheux sur le papier, mais littéraire dans l'âme, le jeune Franco-libano-brésilien, tiré vers le haut par quelques professeurs consciencieux, deviendra finalement "taupe", nom donné aux élèves de maths sup/maths spé. A force de travail, Carlos Ghosn rejoint le peloton de tête. L'un des fleurons de l'éducation à la française, l'Ecole polytechnique lui ouvre ses portes. Puis, suite logique à ce parcours sans fautes, l'Ecole des mines et des ponts et chaussées. La vie de l'étudiant est légère. Demain n'est pas sa priorité.
Michelin : premières leçons
L'histoire prend la forme d'une blague de potaches, d'un coup de téléphone impromptu qui, à deux reprises, décidera de l'avenir de Carlos Ghosn. Premier appel en mars 78, il a alors 24 ans. "Je n'y ai pas cru un instant. Je me suis dit, c'est un de ces farceurs qui me fait une blague à huit heures et demie du matin. Quand il m'a dit : "Nous voudrions bien vous voir, est-ce que vous pouvez venir à Clermont-Ferrand pour une entrevue ?", là j'étais pratiquement sûr que c'était un coup monté." A l'autre bout de la ligne, c'est un salarié de Michelin qui s'adresse à Carlos Ghosn. Facétieux coup du destin qui lui permettra, quelques semaines plus tard, d'intégrer l'équipe du manufacturier clermontois. Mais n'entre pas chez Bibendum qui veut. Diplômé certes, mais logé à la même enseigne que les autres recrues. Avant d'accéder au poste promis sur la terre natale brésilienne, Carlos Ghosn doit montrer de quoi il est capable. Après trois mois de stage, sorte de mise à l'épreuve, il endosse donc le rôle éphémère de "stagiaire ouvrier" avant d'être promu chef d'équipe à l'usine du Puy-en-Velay. Usine qu'il dirigera en 1981. De cette première expérience de management, il tire des leçons qu'il appliquera à l'ensemble de son parcours professionnel : "Quand vous arrivez, surtout si jeune, la première chose à faire est d'établir des liens. Il faut passer du temps avec l'ensemble des membres de l'équipe de direction pour vous présenter, faire connaissance, identifier les principaux problèmes qu'ils sont en train d'affronter, les solutions qu'ils y apportent. La première chose à faire, c'est de créer une équipe." Du redressement de Kléber à celui d'Uniroyal-Goodrich, en passant par la mise à flot de la filiale brésilienne du pneumaticien, Carlos Ghosn restera dix-huit ans chez Michelin. Dix-huit ans qui vont faire de lui le manager qu'il est aujourd'hui. Dix-huit ans qui lui auront permis d'appliquer toujours, quels que soient le continent et le Graal à quérir, les mêmes recettes : former une équipe, définir des objectifs chiffrés et datés, sans jamais s'en écarter, et décloisonner les entreprises en instaurant la notion de "transversalité" des services, son arme secrète.
"Numéro deux" chez Renault
Avril 1996 : nouvel appel téléphonique, nouveau destin. Louis Schweitzer a besoin d'un "numéro deux" potentiellement capable de lui succéder un jour. Ce sera Carlos Ghosn. Renault, alors, courbe encore l'échine : "Nous avions affaire à une entreprise qui était très marquée par ses échecs récents à l'international. D'abord l'Amérique du Nord, puis l'affaire Volvo. (…) Il y avait une sorte de cynisme, la conviction que Renault décidément ne savait pas faire ce genre de choses. Il fallait redonner confiance. Il fallait convaincre que, même si nous avions échoué deux fois, le succès n'était pas interdit." En voulant redonner confiance, Carlos Ghosn va, paradoxalement, être taxé de "cost killer". Car le constructeur français doit à tout prix réduire ses coûts. Carlos Ghosn devient l'homme de la situation et le plan "20 milliards", la solution. Mais l'effort est douloureux. La fermeture de l'usine de Vilvoorde est encore dans tous les esprits. Carlos Ghosn ne fait pas de concessions, c'est son modus operandi : couper où il le faut, même s'il y a des dommages collatéraux. Désormais, sa réputation de "cost killer" le précède partout où ses missions l'emportent. Tempête. Pour autant, le résultat est là : Renault va mieux. Mais… Dans les belles histoires, il y a toujours un "mais". Suite à la fusion Daimler-Chrysler au printemps 1998, Renault se sent petit, tout petit. Un grain de poussière à l'échelle du monde. Et les réminiscences des tentatives infructueuses d'internationalisation de faire surface. L'idée est tenace. "Il y a eu un premier écrémage des possibilités. Evidemment, les deux américains restants étaient laissés de côté parce que cela n'aurait pas pu donner naissance à une alliance équilibrée dans le sens que nous souhaitions. "Automobile de France", c'est-à-dire un rapprochement avec le rival national PSA, n'a effleuré l'esprit de personne car cela n'aurait pas eu beaucoup de sens. Certains disaient : "Pourquoi ne pas essayer de nouveau avec Volvo ?" Mais le cœur n'y était plus. L'italien Fiat, ce n'était pas cela non plus. Rover était déjà tombé sous la coupe de BMW et cela ne se passait pas bien. Finalement, il restait soit un japonais, Nissan ou Mitsubishi, soit un coréen."
L'échange culturel
Nissan, exsangue depuis plus de vingt ans, aura la préférence. L'Alliance est née. "Un jour, Louis Schweitzer m'avait demandé combien de chances de réussite je m'accordais. Je lui avais répondu : 50/50. C'était au moment où il était en train de signer l'accord. Je lui ai demandé : "Et vous ?" Il ne m'a pas répondu en pourcentage, mais il m'a dit : "Si je pensais que vous n'aviez que 50 % de chances de réussite, je n'aurais pas fait l'Alliance, je n'aurais pas joué Renault à 50/50." Il était plus optimiste que moi."Plus optimiste que la presse également, ainsi que ses pairs. Jacques Calvet, ancien patron de PSA, est sceptique : "Je ne me serais jamais lancé dans une telle opération car les inconvénients, le risque financier, la juxtaposition de deux gammes plus concurrentes que complémentaires et, surtout, l'énorme difficulté à faire travailler des équipes culturellement à des années-lumière, l'emportent, à mon avis, sur les avantages." Cette différence de cultures, barrière pour le plus grand nombre, Carlos Ghosn en a fait une force. Un mélange des genres, des expériences et des méthodes, mais une identité unique, un respect pour l'autre toujours intact. En annonçant successivement le "Plan de Renaissance de Nissan" et le "Nissan 180", le couperet tombe. Carlos Ghosn bouleverse les valeurs du travail à la mode japonaise, fait preuve de transparence et de rigueur là où règnent les privilèges et le chaos, ferme des usines là où d'autres ferment les yeux… Au Pays du Soleil Levant, les usines ne ferment pas, les salariés ne se licencient pas ! Un bouleversement, donc, mais pas une révolution. Pas de sang, tout juste quelques larmes. Parce que, par-dessus tout, Carlos Ghosn s'investit personnellement, histoire, peut-être, de faire taire définitivement les derniers sceptiques. Sa décision est sans appel : s'il n'atteint pas les objectifs fixés en temps voulu, il part, ni plus, ni moins. "Si j'accepte la direction d'une entreprise, j'en assume le passé, le présent et l'avenir, et quand je m'engage, il n'y a pas de "mais", de "si", de condition. Je prends le risque dans son intégralité et je m'engage à fond." Dont acte. La suite, tout le monde la connaît.
P-dg à l'international
"Aujourd'hui, quand on parle de Nissan, ce n'est pas comme d'une société en difficulté. On se demande au contraire jusqu'où va aller Nissan. C'est tout à fait différent." Finalement, depuis qu'il est entré dans la vie active, Carlos Ghosn est l'homme de la situation, le redresseur de torts, le défenseur acharné des causes données comme perdues. Les entreprises et autres filiales en déconfiture ont été les rôles de sa vie. Au point que son retour chez le constructeur français lui apparaît comme "le paradis". Ici, pas de sauvetage annoncé, mais de nouveaux horizons probablement. Carlos Ghosn n'a pas de frontières, celles de Renault vont peut-être désormais s'effacer encore davantage. Et puis l'Alliance. "J'aurais la responsabilité de continuer à développer Renault tout en maintenant un Nissan fort dans le cadre de l'Alliance. De par les faits, l'histoire, l'expérience, je pense que je suis en mesure d'y parvenir. Au départ, comme c'est naturel, on me guettera pour savoir si je suis plus "ceci" ou "cela". Je serais toujours moi-même." En somme, un homme tenace qui sait écouter, convaincre, motiver… Que ce soit ici, ou ailleurs.
(*) Portrait réalisé sur la base de "Citoyen du monde", Carlos Ghosn et Philippe Riès, éditions Grasset.
Ambre Delage
Curriculum vitaeNom : Ghosn Bichara |
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