Denis Le Vot, Dacia : "Dacia est hyper‑rentable, mais n’existerait pas sans Renault"
(avec Nabil Bourassi)
Le Journal de l’Automobile : Que reste‑t‑il du Dacia tel qu’il avait été imaginé par Louis Schweitzer lors de son rachat en 1999 ?
Denis Le Vot : Il reste tout. De l’esprit en tout cas, de cette vision qui était assez simple et consistait à dire : "Si on bloque le contenu d’une voiture, on bloque aussi la course à l’armement des prix d’une voiture" et on obtient quelque chose de redoutablement compétitif sur le marché. C’est ça l’esprit de départ et 25 ans plus tard, c’est toujours aussi vrai et nécessaire. Depuis, nous avons un peu intellectualisé les choses. On parle de voiture essentielle avec les équipements qu’il faut. Ce qui n’était pas nécessaire à une époque l’est aujourd’hui. L’air conditionné, par exemple, ou encore la direction assistée. Mais notre philosophie est restée la même.
J.A. : C’est moins facile dans le contexte d’aujourd’hui ...
D.L.V. : Nous avons développé un véritable savoir‑faire qu’on appelle le design‑to‑cost, c’est‑à‑dire l’ingénierie intelligente de la voiture. Parce qu’il ne suffit pas de dire : "Je mets juste ce qu’il faut." Il faut totalement reconcevoir les voitures pour bien choisir ce qu’on met à l’intérieur. Et ensuite, il faut accompagner le tout d’une nouvelle façon de vendre des véhicules avec des gammes extrêmement simples, sans remises. Et cela n’a pas bougé depuis le premier jour de l’arrivée de Dacia dans le groupe Renault. Beaucoup de choses ont changé : notre gamme s’est étoffée, nos clients ont évolué, notre identité visuelle a été renouvelée… Mais Dacia reste fidèle à Dacia.
J.A. : Avec le plan Renaulution lancé en janvier 2021, Luca de Meo avait réservé une place à Dacia. Quel était l’objectif et qu’est‑ce que cela a libéré chez Dacia ?
D.L.V. : C’est un moment important de l’histoire de Dacia. D’abord, c’était la première fois que l’on décidait de créer une structure propre à Dacia avec une tête. La mienne en l’occurrence puisque Luca de Meo me l’avait proposé. C’était cohérent avec mon parcours, mais également avec mes choix et ma vision d’une mobilité abordable. Mais avec cette nouvelle configuration, cela a aidé Dacia à mieux écrire son récit et sa stratégie face aux bouleversements à venir.
J.A. : Quel est l’avenir de Dacia dans ce contexte ?
D.L.V. : D’un côté, Renault avait fait des choix courageux comme l’électrification massive sans attendre 2035. De notre côté, nous avons pensé les choix stratégiques les plus malins sur cet horizon. D’abord, nous avons réfléchi à notre géographie. Fallait‑il vendre du Dacia partout dans le monde ? Nous avons fini par nous dire que Dacia n’était bon qu’à proximité de ses bases. Nous n’avons pas besoin d’aller en Australie. Non, il y a encore beaucoup à faire avec ce que nous avons déjà sous la main pour aller chercher davantage de croissance. Regardez tout ce que nous avons réussi à faire avec une plateforme unique… Sandero, Duster, Jogger… Demain, il y aura le Bigster, un SUV de 4,60 m. C’est fantastique parce que nous sommes capables de construire autant de silhouettes en restant sur la même plateforme. Cela nous permet d’être particulièrement compétitifs, mais également efficients sur les motorisations. Le Jogger ne fait que 1 300 kg. Donc, notre idée, c’est d’aller conquérir, dans cet esprit de compétitivité et d’efficience, le plus gros segment d’Europe, le segment C avec notre Bigster. C’est un marché de près de 2,5 millions de voitures par an… C’est comme si nous allions à la conquête d’un gros pays étranger.
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J.A. : Pensez‑vous que vous pourrez reproduire le succès rencontré sur votre segment historique ?
D.L.V. : Dacia est numéro un en France des SUV avec le Duster. La Sandero était le deuxième véhicule le plus vendu en Europe. À chaque fois, nous sommes capables de prendre entre 8 et 10 % de part de segment. Je ne sais pas si nous y parviendrons sur le segment C, mais nous allons prendre notre part. Parce que nous sommes pertinents en termes de prix et que notre offre essentielle plaît.
J.A. : Mais entre les 4,60 m de votre Bigster, qui reste le haut du segment C, et votre Duster qui mesure 4,30 m, il y a le cœur du segment C. Ne craignez‑vous pas de passer à côté du marché ?
D.L.V. : Il y a une belle complémentarité entre le Duster et le Bigster. Nous n’allons pas le sous‑segmenter avec un troisième SUV. Non. Le Duster, ce sont 250 000 voitures par an avec une excellente fidélisation. Le Bigster visera une autre clientèle.
J.A. : Justement, quelle est cette nouvelle clientèle que vous avez réussi à séduire ?
D.L.V. : Les anciens clients sont aussi importants que les nouveaux. Avec le nouveau Duster, nous restons en dessous des 20 000 euros. C’était essentiel pour nous de demeurer sur cette tranche de prix parce que nous comptons 2 millions de propriétaires de Duster et nous voulons qu’ils restent chez nous lors de l’achat de leur prochain véhicule. Avec le Bigster, nous allons chercher une autre catégorie. Mais je pense que c’est plus une question de marché que de clientèle dans ce cas. Le marché du Bigster concerne plutôt l’Allemagne et le Royaume‑Uni.
J.A. : Est‑ce que cela signifie que Dacia n’est plus la marque qui va chercher les acheteurs de VO mais ceux d’autres marques ?
D.L.V. : Il y a un phénomène qui n’a échappé à personne, c’est la hausse des prix du marché du neuf. Elle n’est malheureusement pas proportionnelle à celle des salaires et du pouvoir d’achat. Mécaniquement, l’accessibilité d’une partie du mass market n’est plus sur la même échelle et cela profite évidemment à Dacia. 60 % de nos clients renouvellent leur voiture chez nous. Et nous avons un taux de conquête de 60 %. Cela signifie que notre gâteau est en train de grossir. Mais comme nos clients gardent leur voiture beaucoup plus longtemps que la moyenne du marché (environ 8 ans), cela nous laisse un peu de marge pour bien manager notre gamme.
J.A. : Le Bigster sera construit sur la plateforme CMF‑B… Pourquoi ne pas avoir utilisé la CMF‑C qui est plus adaptée pour ce type de véhicules ?
D.L.V. : Nous avons une philosophie chez Dacia qui se résume par "qui peut le moins peut le plus". Nous sommes capables de construire une voiture de 4,60 m sur une plateforme dédiée initialement au segment B. Cela nous permet d’optimiser le poids de la voiture et d’avoir un groupe moteur adapté. Nous pourrions très bien y parvenir avec un moteur de 1,2 l, par exemple, comme nous l’avons fait sur le Jogger qui est un 7 places de 4,54 m. Nous proposons même un moteur 1 l au GPL et cela fonctionne très bien. C’est un savoir‑faire reconnu que l’on nous jalouse, tout comme le design‑to‑cost sur lequel nous sommes devenus très pointus. Vous regardez, par exemple, le devant d’une Sandero… c’est exactement le même que celui du Jogger. C’est ça notre philosophie du "qui peut le moins peut le plus".
J.A. : Quelles difficultés rencontrez‑vous pour rendre la marque Dacia "cool ", comme le réclame Luca de Meo ?
D.L.V. : D’abord, nous avons réussi à changer la perception de la marque avec notre nouvelle identité graphique et nos couleurs. Sans bouger nos fondamentaux, à savoir une voiture "essentielle". Mais nous avons ajouté de nouveaux attributs comme l’univers baroudeur et la notion de robustesse. Nos clients sont très réceptifs à ces valeurs. C’était très important parce que finalement, le succès de Dacia de ces dernières années tenait davantage aux réussites de ses modèles que de sa propre marque. Nous disposons de superproduits, iconiques, dont les noms, notamment pour les Duster et Sandero, sont plus évocateurs que Dacia. Je voudrais que l’on dise : "J’ai acheté un Dacia Duster" et plus simplement : "J’ai acheté un Duster". C’est pour cela que nous avons souhaité redessiner la marque. Nous voulions faire sauter le verrou qui empêche d’entrer dans une concession Dacia. C’est un sujet pour la clientèle allemande, par exemple. Il faut regarder la vérité en face, l’imaginaire collectif ramène Dacia à une marque un peu vieillotte… cette image est encore tenace notamment dans certains pays comme l’Allemagne ou le Royaume‑Uni.
J.A. : La marque Dacia doit encore se faire une place sur le marché…
D.L.V. : Quand Gilles Vidal (l’ancien designer de Peugeot, NDLR) a rejoint le groupe Renault, j’ai discuté avec lui et je lui ai demandé sa vision de la marque Dacia. J’ai adoré sa réponse. Selon lui, il y a sur le marché les vraies marques iconiques comme Ferrari, Rolls‑Royce, ensuite il existe un énorme ventre mou où cohabitent de nombreuses marques. Si l’une d’entre elles disparaissait, cela ne changerait pas la face du marché. Puis, en dessous, il existe Dacia qui, sans être iconique, ne pourrait pas disparaître sans bousculer la face du marché. Dacia a trouvé sa place.
J.A. : Dacia doit, en revanche, trouver sa place sur le marché allemand ?
D.L.V. : Le marché allemand est un marché de segments C et D, composé de deux tiers d’immatriculations liées aux flottes et zéro kilomètre. Autrement dit, nous n’existons pas dans ce schéma. Nous sommes dans un tout petit espace des ventes aux particuliers du segment B. Et malgré tout… nous sommes quand même cinquièmes du marché allemand à particulier, ce qui n’est pas ridicule. Et nous arrivons avec une gamme ambitieuse sur le C.
J.A. : Quels sont vos objectifs de vente ?
D.L.V. : L’an dernier, nous étions à 660 000. Pour rappel, nous étions à 300 000 il y a dix ans. Et 2023 était une année avec un Duster en fin de vie, sans Bigster… Cela va donc monter très vite dans les prochaines années. Et nous estimons que ‑ avec les ventes de Dacia et celles de Renault sur certains marchés internationaux - sur la même plateforme, le potentiel pourrait atteindre 2 millions de voitures.
J.A. : La Renaulution, c’est aussi la création d’une business unit par marque. Cela veut dire que vous avez vos propres comptes. Peut‑on en savoir plus sur les performances financières de Dacia ?
D.L.V. : Je vous confirme que nous avons désormais des comptes bien séparés. La seule chose que je puisse vous dire, c’est que Dacia a une rentabilité à deux chiffres.
J.A. : C’est une rentabilité qui prend sa part dans les technologies ou celles‑ci sont‑elles totalement amorties dans les comptes de Renault ?
D.L.V. : La réponse est oui, Dacia prend sa part. Mais après, c’est de la comptabilité interne. Oui, Dacia est hyper‑rentable, mais n’existerait pas sans Renault. Nous avons réussi à établir une stratégie de groupe où chaque marque a sa place et ne crée pas de la valeur au détriment de l’autre. Quand vous montez dans une Renault Clio et dans une Dacia Sandero, vous êtes dans deux univers de marque bien distincts et une proposition de valeur très différente.
J.A. : Vous avez présenté à Genève une Spring restylée et vous avez confirmé que la prochaine Sandero sera également disponible dans une version électrique. Comment va s’articuler votre gamme électrique dans les prochaines années ?
D.L.V. : On nous interroge souvent sur notre plan d’électrification et notre stratégie de décarbonation parce que, c’est vrai, nous vendons encore beaucoup de voitures thermiques. D’abord, nous commercialisons beaucoup de motorisations au GPL, qui représentent un tiers de nos ventes, et de l’hybridation, ce qui nous permet de baisser le bilan carbone de nos ventes. Ensuite, la stratégie du groupe, c’est que Renault est aux avant‑postes sur les nouvelles technologies, pas Dacia. Et la marque Renault est très bien positionnée sur l’électrique. Mais cela ne veut pas dire que nous n’allons pas accélérer sur l’électrique. La preuve, nous avons lancé la Spring et nous allons produire une version électrique de la Sandero. D’ailleurs, grâce à la Spring, en France, 19 % de nos ventes sont électriques, contre 17 % du marché.
J.A. : Compte tenu de ce succès, allez‑vous étendre votre gamme électrique ?
D.L.V. : La prochaine génération de Sandero se présentera aux alentours de 2027‑2028, c’est le calendrier parfait pour arriver à 2035, date à laquelle nous n’aurons plus le droit de vendre de voitures thermiques. L’idée est donc de nourrir l’Europe d’une Sandero en versions thermique et électrique sur cette période. Je rappelle que la Sandero est la voiture la plus vendue à particulier sur le Vieux Continent.
J.A. : Renouvellerez‑vous la Spring ?
D.L.V. : Cela dépendra des évolutions de marché sur les prix des batteries, des composants et des matières premières, mais aussi des questions réglementaires. La compétitivité de la Sandero sera également déterminante. Nous n’avons pas de réponse pour le moment.
J.A. : Si nouvelle Spring il y a, sera‑t‑elle aussi fabriquée en Chine ?
D.L.V. : Nous n’avons encore rien décidé. Nous regarderons comment évolueront le marché et la réglementation européenne.
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J.A. : Où sera fabriquée la Sandero électrique ?
D.L.V. : La Sandero sera fabriquée au Maroc. Il n’y a pas de raisons de changer la recette qui a fait le succès de Dacia. Nous sommes engagés avec des fournisseurs et des équipementiers.
J.A. : Votre stratégie de distribution fait‑elle partie de la recette de votre succès ?
D.L.V. : Je pense que personne ne peut nous enlever le fait que Dacia, c’est la voiture des réseaux par excellence. 86 % de nos ventes sont opérées par notre réseau à particulier. Aucune marque, en Europe en tout cas, ne peut revendiquer un tel niveau. La moyenne tourne plutôt autour de 50 %. Ce niveau nous permet de ne pas jongler avec nos prix ou nous perdre dans des remises à destination des flottes d’entreprise. Ainsi, partout où vous allez en Europe, une concession Dacia affichera les mêmes prix. Là aussi, c’est une exception puisqu’en général, les tarifs des autres marques sont inversement proportionnels à la distance entre le point de vente et le siège social. Et nous avons des prix nets, sans remises. C’est un atout pour notre réseau, mais aussi pour nos clients qui apprécient cette transparence. Quand ils viennent dans nos concessions, ils ne viennent pas pour négocier le prix. Je connais beaucoup de marques qui rêvent de cela. Alors, cela a pour conséquence que nous faisons peu de ventes aux flottes. Et c’est pour cela que nous avons arrêté les véhicules utilitaires. C’est un choix que nous avons fait et que nous assumons.
J.A. : Quels sont les enjeux pour le réseau de votre stratégie de "marque cool" ?
D.L.V. : Nous ne voulons pas imposer au réseau des investissements inutiles sur le carrelage ou l’éclairage. Nous voulons simplement qu’il y ait un panneau mural qui reprenne la nouvelle couleur de notre charte graphique, ce vert un peu kaki qui rappelle l’univers outdoor. Mais notre stratégie qui, comme je le disais, nous amène une nouvelle clientèle est très vertueuse puisque cette dernière est beaucoup plus intéressée par l’accompagnement en après‑vente avec des contrats d’entretien. Nous avons créé Dacia Zen qui permet de contractualiser ce lien. Cela renforce la fidélité à la marque des nouveaux clients.
J.A. : C’est‑à‑dire ?
D.L.V. : Comme je vous le disais, nous avons des prix uniques. Ce sont les mêmes où que vous soyez en Europe. Au Royaume‑Uni, il est même possible d’acheter une Dacia, financement compris et avec des contrats d’entretien, en quelques clics sur notre site. En un an, nous avons vendu 264 voitures uniquement via Internet, ce canal se développe lentement. Systématiquement, ces ventes ont été renvoyées à notre réseau. Mais sans cette stratégie de prix uniques, cela ne serait pas aussi simple. Avec le showroom digital que nous expérimentons à Massy‑Palaiseau (91), nous allons un cran plus loin dans l’expérience digitale puisqu’un vendeur présente nos véhicules via un système de visioconférence. Cela complète l’expérience du site puisque cela permet de répondre à des questions plus pointues ou personnalisées sur les usages. Encore une fois, c’est une démarche de support au réseau.
J.A. : Vous êtes le patron de Dacia, mais également celui de la supply chain du groupe Renault. Comment faites‑vous pour jongler entre ces deux casquettes ?
D.L.V. : Historiquement, nous avions un groupe qui avait un amont et un aval. L’aval étant le commerce. L’amont étant l’ingénierie et la fabrication. Et finalement, la logistique, c’était une petite fonction dans ce tout qui était l’amont. Sauf que depuis la crise du Covid, la question de la logistique est devenue à la fois pointue et stratégique. Il faut gérer les stocks, optimiser les flux, piloter les transports… Un constructeur automobile ne peut plus subir des pénuries de pièces, soit parce qu’il y a une crise sanitaire, soit à cause d’un aléa géopolitique ou un détournement des bateaux qui ne peuvent plus passer par la mer Rouge. C’est un véritable enjeu de compétitivité parce qu’à chaque fois que le curseur de ces paramètres bouge, cela impacte nos coûts.
La remise du prix de l'Homme de l'Année 2023, organisé par Le Journal de l'Automobile et décerné cette année à Denis Le Vot, patron de Dacia, aura lieu ce mardi 9 avril 2024. Rendez-vous demain sur le site journalauto.com et dans la quotidienne pour revivre les meilleurs moments.
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