Akio Toyoda, Toyota : "Le volume n’est pas forcément synonyme de force"

Catherine Leroy : Comment analysez-vous l’accélération de la transformation du marché automobile depuis ces cinq dernières années ?
Akio Toyoda : Plusieurs tournants majeurs ressortent. L’un des premiers a été la montée en puissance du concept de neutralité carbone, qui est devenu un véritable point de focalisation pour l’ensemble de l’industrie. En parallèle, celle‑ci a connu une transformation importante marquée par l’évolution des tendances mondiales. Mais au cours de ces cinq dernières années, une dynamique nouvelle est apparue, portée par les véhicules électrifiés. Cela s’est accompagné de l’arrivée de nouveaux entrants dans le secteur, de constructeurs inédits qui viennent enrichir le paysage automobile.
Un autre tournant décisif concerne la mobilité qui entre dans une nouvelle phase. On observe aujourd’hui une diversité croissante dans les formes de mobilité disponibles. Nous voyons apparaître des véhicules contrôlés par des logiciels, des systèmes de conduite autonome ou encore des solutions spécialement conçues pour assurer un transport plus confortable sur le dernier kilomètre.
Cette diversification des modes de déplacement marque, selon moi, une évolution majeure. L’industrie automobile, forte d’une histoire d’environ 100 ans, se trouve à un moment charnière. Et quand je pense à ce que pourraient être les 100 prochaines années, j’espère profondément que ce secteur saura continuer à accompagner chaque pays dans son développement, en conservant ce rôle central et structurant qui a toujours été le sien.
Catherine Leroy : Le monde vit actuellement des aléas géopolitiques importants tels que les droits de douane américains, des zones de guerre… Comment peut-on construire une stratégie industrielle dans un environnement aussi complexe ?
Akio Toyoda : Certains pays instaurent des politiques adaptées à leur propre réalité. D’autres, en revanche, s’appuient sur les dynamiques du libre‑échange. Dans tous les cas, l’industrie automobile demeure un socle essentiel de l’économie, un levier stratégique pour le développement. Cette industrie repose sur un écosystème très large de parties prenantes. Ce n’est pas un modèle purement vertical. Il existe aussi de nombreuses interactions entre acteurs qui collaborent à différents niveaux.
L’automobile s’inscrit donc dans une matrice complexe, faite de connexions multiples et d’interdépendances. J’espère que l’on prendra pleinement conscience, une fois de plus, de la spécificité de cette industrie et de sa structure singulière.
En tant qu’acteurs de cette filière, je crois que notre responsabilité est d’être attentifs aux transformations qui nous entourent, en particulier aux évolutions politiques. En même temps, nous devons entretenir une relation de confiance, de reconnaissance et de respect avec l’ensemble des parties prenantes qui nous accompagnent chaque jour. Leur fidélité, leur engagement et leur satisfaction seront des facteurs essentiels pour continuer à avancer dans un monde en perpétuel changement.
Albertina Torsoli : L’actualité et notamment les nouveaux droits de douane imposés par le gouvernement américain soulèvent beaucoup d’inquiétudes. Comment Toyota va-t-il s’adapter ?
Akio Toyoda : Lorsque j’ai été nommé président de Toyota, l’entreprise était encore très centrée sur certaines régions du monde. Même si nous nous présentions comme un constructeur avec une gamme complète, nos activités et nos produits étaient principalement concentrés sur le Japon et l’Amérique du Nord, qui représentaient à eux seuls près de 60 % de notre empreinte mondiale. Aujourd’hui, notre présence est bien plus équilibrée : nos opérations couvrent désormais le Japon, l’Amérique du Nord, l’Europe, la Chine, mais aussi de nombreux marchés émergents. Nous ne dépendons plus d’un seul territoire.
Notre offre s’est également transformée. Toyota est devenu un constructeur à gamme complète, capable de proposer tous les types de motorisations : essence, hybride, hybride rechargeable, hydrogène et 100 % électrique. Nous sommes devenus capables de répondre à une grande variété de besoins. Cette diversité nous permet de mieux accompagner les clients, peu importe leur contexte local ou les contraintes réglementaires, comme les droits de douane. Car, au final, c’est toujours le client qui façonne le marché.
Nous sommes comme un grand magasin de voitures. Toyota est devenu un constructeur à gamme complète, capable de proposer tous les types de motorisations
Cela implique pour nous une écoute constante : comprendre les attentes, observer les choix, s’adapter aux changements. C’est ainsi que nous construisons notre stratégie. La voiture reste avant tout un moyen de transport, mais elle est aussi bien plus que cela. Elle accompagne les gens dans leur quotidien, elle touche à leurs émotions. Le mouvement qu’elle incarne ne se limite pas à un simple déplacement : elle évoque aussi une forme de lien, de vibration intérieure.
Si, un jour, les prix deviennent un obstacle à l’accès à la voiture ou si les évolutions du secteur s’éloignent des besoins réels des gens, alors il nous reviendra de faire entendre notre voix. C’est aussi cela notre rôle en tant qu’entreprise responsable.
Albertina Torsoli : Pensez-vous que l’environnement actuel pourrait conduire à une consolidation de l'industrie automobile, à l’échelle régionale ou mondiale ? Et au Japon, l’émergence d’un acteur plus fort changerait‑elle quelque chose pour Toyota ?
Akio Toyoda : C’est une question délicate, mais je vais tenter d’y répondre. Toyota est aujourd’hui le constructeur qui produit et vend le plus de véhicules dans le monde. Pourtant, malgré cette position de leader, je ne pense pas que le volume soit forcément synonyme de force. C’est une conviction qui s’est forgée au fil de mes 14 années à la tête de l’entreprise.
Durant cette période, j’ai été confronté à de nombreuses difficultés et j’ai compris qu’être à la tête d’un grand groupe, avec une large gamme de produits, ne garantit pas pour autant une prise de décision simple ou efficace. Certaines décisions peuvent être influencées par des entités extérieures ou des structures internes indépendantes, ce qui complique la hiérarchisation des priorités et rend la gouvernance plus délicate. C’est d’ailleurs pour mieux gérer cette complexité que nous avons récemment réorganisé notre structure, en confiant à différentes entités la responsabilité de certains produits.
Mais regrouper l’ensemble de notre offre sous une seule bannière ne suffit pas à garantir notre solidité. L’unité affichée ne reflète pas toujours la cohésion réelle. Ce raisonnement vaut pour les produits finis, mais pas nécessairement pour tous les domaines. Et, dans certains, il existe, selon moi, un véritable espace pour la coopération entre entreprises, au‑delà de la compétition traditionnelle.
Pour vous donner un exemple concret, les batteries pour véhicules électriques sont un domaine où une mutualisation pourrait être pertinente. Il en va de même pour les réservoirs d’hydrogène, voire pour les moteurs à hydrogène eux‑mêmes. Une standardisation ou un effort commun sur ces technologies pourrait avoir du sens. Cela dit, la marque et l’image du produit final resteront des champs de différenciation et donc de concurrence entre les constructeurs. Autre exemple : une entreprise qui s’est concentrée sur les véhicules 100 % électriques pourrait aujourd’hui être confrontée à la montée des hybrides rechargeables.
Pour elle, développer un moteur thermique serait coûteux et long. En revanche, une autre société, déjà experte dans ce domaine, pourrait partager ses savoir‑faire. Ensemble, elles pourraient développer des solutions hybrides rechargeables plus rapidement et plus efficacement. C’est dans ce type de complémentarités que réside, selon moi, le futur de la coopération dans notre secteur.
Mais si nous sommes capables de collaborer sur des aspects techniques tout en nous posant collectivement les bonnes questions – Comment mieux répondre aux enjeux environnementaux ? Comment renforcer notre industrie dans son ensemble ? – alors, je suis convaincu que ces coopérations vont se multiplier.
Catherine Leroy : Est-ce que la Chine est encore un marché pour des marques étrangères, comme Toyota, qui vient d’annoncer la création d’une usine près de Shanghai ou sera-t-il verrouillé par les marques nationales dans le futur ?
Akio Toyoda : Quand je pense à la Chine, ce qui me frappe d’abord, c’est l’ampleur de sa population – plus de 1,4 milliard d’habitants. Et pourtant, seule une fraction de cette dernière possède ou utilise aujourd’hui une voiture. Cela donne une idée du potentiel immense de ce marché. Beaucoup s’accordent à dire qu’il va continuer à croître, en passant peut‑être de 20 à 30 millions, voire jusqu’à 40 millions de véhicules vendus par an. Si ce seuil est atteint, cela représenterait le double de la taille actuelle du marché européen et aussi le double de celui nord‑américain, États‑Unis compris.
Dans un marché aussi vaste, je suis convaincu qu’il y aura de la place pour tous les constructeurs. Les marques non chinoises, comme la nôtre, pourront y trouver leur espace, développer des produits adaptés et poursuivre leurs activités. Mais en parallèle, les constructeurs chinois auront aussi un rôle majeur à jouer, notamment pour garantir l’accessibilité de la mobilité au plus grand nombre. Ce marché a la capacité d’accueillir cette coexistence : celle d’acteurs internationaux et nationaux, chacun apportant sa contribution.
Peter Sigal : En Europe, l’un des sujets majeurs concerne le renforcement des normes d’émission de CO2. Les constructeurs risquent de lourdes amendes s’ils ne respectent pas ces seuils. Toyota fait partie des entreprises qui ont rejoint un pool d’émissions avec Tesla. Quelle est la stratégie derrière ce choix ?
Akio Toyoda : Les normes d’émission deviennent chaque année plus strictes et je comprends cette logique qui va dans le bon sens. Je partage cette volonté de progresser dans cette direction. Mais ce qui m’inquiète, c’est la vitesse à laquelle ces changements s’imposent. Si le rythme devient trop rapide, si l’écart entre les objectifs réglementaires et la réalité du terrain devient trop important, alors on risque de perdre quelque chose d’essentiel : la capacité à proposer des véhicules abordables pour nos clients.
Dans un secteur aussi vaste et interdépendant que l’automobile, où de nombreuses parties prenantes sont impliquées, un tel déséquilibre peut entraîner de lourdes conséquences. C’est pourquoi j’espère que les décideurs prendront en considération ce que pourrait être une « bonne vitesse de croisière » pour notre industrie – un rythme de transition qui soit à la fois ambitieux et soutenable, en phase avec les réalités techniques, économiques et sociales du secteur.
Peter Sigal : Toyota a été un pionnier dans la technologie des piles à hydrogène. Mais face aux avancées actuelles dans les batteries, notamment les batteries à électrolyte solide, cette technologie a‑t‑elle encore un avenir ?
Akio Toyoda : Concernant la neutralité carbone, notre approche chez Toyota repose sur un principe clair : proposer le plus grand nombre d’options possible à nos clients. C’est ce que nous appelons notre stratégie multivoie. Pour nous, le véritable adversaire est le carbone. Cette conviction guide l’ensemble de nos décisions stratégiques : notre combat se porte contre les émissions de CO₂ et il exige une vision globale de l’énergie utilisée et pas uniquement du type de motorisations.
Comment cette énergie est‑elle produite ? Comment est‑elle transportée jusqu’au lieu où elle sera consommée ? Et, dans le cas de nos véhicules : comment cette énergie est‑elle convertie et quelles émissions de CO₂ cela génère‑t‑il ? Nous devons donc avoir une vision d’ensemble, une compréhension globale de la chaîne énergétique, pour aborder correctement la question de la neutralité carbone.
Quant à votre question sur ce qui dominera à l’avenir : les véhicules 100 % électriques à batterie (BEV) ou les véhicules à pile à hydrogène (FCEV) ? À mes yeux, peu importe la technologie qui s’imposera demain. En tant que constructeur automobile, notre responsabilité, c’est d’offrir le plus de choix possible à ceux qui utiliseront ces véhicules.
Notre rôle, c’est donc d’élargir les possibilités, d’offrir des alternatives afin que chaque utilisateur puisse trouver la solution qui lui convient le mieux. Et que ce soit pour les véhicules électriques à batterie ou pour les véhicules à hydrogène, au final, il faudra se poser la question de l’approvisionnement en énergie propre à chacun de ces types de véhicules. Cela signifie aussi que nous devrons nous attaquer aux enjeux liés aux infrastructures. Et dans les années à venir, nous allons intensifier les initiatives et les coopérations avec des constructeurs du monde entier. Il y aura également des contributions importantes de la part des acteurs de l’infrastructure et des entreprises du secteur de l’énergie.
Avec tous ces partenaires, je pense que nous devons travailler ensemble à un monde neutre en carbone. Mais en parallèle, il faudra toujours veiller à ce que les voitures restent fun, plaisantes.
Et cela, je crois que ce sera le cœur immuable de ce que doit rester l’automobile.
Peter Sigal : Lors de l’événement Ken Shiki organisé cette année à Bruxelles, Toyota a présenté le FT‑Me, une petite voiture électrique urbaine, conçue pour les utilisateurs en ville. Quel avenir Toyota envisage‑t‑il pour ce type de véhicules ?
Akio Toyoda : Quand on pense à la mobilité du futur, aux produits qui la façonneront, il n’existe pas aujourd’hui de réponse unique. Le monde est trop complexe pour qu’une seule solution s’impose. Pourtant, malgré cette incertitude, il est essentiel que les gens continuent d’aimer les voitures. C’est cette passion qui fera vivre notre industrie. J’aimerais que, dès le plus jeune âge, on parvienne à éveiller chez les nouvelles générations un intérêt réel pour l’automobile – qu’elles la trouvent stimulante, amusante.
Retrouvez dès à présent le replay de l'émission spéciale.
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