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Distribution

“On peut dire que la distribution est positionnée comme un tampon, ce n’est pas viable”

Publié le 5 juin 2014

Par Alexandre Guillet
9 min de lecture
Echanges en mode “think tank” avec Steve Young qui pilote l’activité de l’organisme ICDP ou comment brasser de nombreuses idées sur l’avenir de l’automobile en général et de ses modes de distribution et de commercialisation en particulier. Morceaux choisis.
Steve Young, directeur de ICDP Limited (Automotive distribution research, insight, implementation).

JOURNAL DE L’AUTOMOBILE. Considérant que l’industrie automobile se trouve à un carrefour de son histoire, quels changements prévoyez-vous à l’avenir ?

STEVE YOUNG. Les défis actuellement proposés à la filière automobile mondiale sont clairement identifiés et les acteurs du marché ont d’ores et déjà commencé à travailler pour les relever. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut par exemple citer les tensions liées au respect de l’environnement et à la congestion, le changement annoncé du mix des énergies, les marchés dits émergents portés par un fort développement économique, l’urbanisation galopante ou encore la demande de mobilité, toujours très forte, mais qui peut prendre de nouvelles formes. La clé de la réussite pour s’adapter à cette nouvelle donne réside, pour les constructeurs, dans l’innovation. En outre, d’ici dix ou vingt ans, nous retrouverons les mêmes acteurs sur le marché, mais pas seulement. On peut faire un parallèle avec l’évolution du paysage du marché informatique entre aujourd’hui et il y a vingt ans.

JA. Vous annoncez aussi une mutation importante dans le secteur de la distribution, quels en seront les principaux jalons ?

SY. Le changement est attendu car nous avons des modèles qui ne fonctionnent pas si bien que cela… D’ailleurs, en prenant du recul, on constate que ces modèles ont cent ans, ce qui est à peine croyable… En schématisant, on peut dire que la distribution est positionnée comme un tampon. Cela ne saurait suffire encore bien longtemps par rapport aux évolutions de la filière. D’autant que si on continue comme ça, la rentabilité des distributeurs, déjà faible et fragile, risque fort de devenir négative pour la plupart des acteurs. Dans un premier temps, il va falloir tirer le fil des contrats qui lient constructeurs et distributeurs, car par ce simple fait, les rapports de force sont très déséquilibrés et la distribution est privée de marges de manœuvre et de capacité d’initiatives.

JA. De façon prosaïque, pouvez-vous nous donner quelques pistes d’évolutions entre guillemets “certaines” ?

SY. On sait que le marché va se polariser et qu’il faudra être capable de gérer de très grandes flottes, mais aussi des demandes de mobilités à la carte, ce qui renvoie à l’aptitude à créer des micro-offres ou des offres très segmentées. Il faut y voir une opportunité et prendre en compte que ce sera progressif car la notion de propriété n’étant pas morte, contrairement à ce qu’annoncent certains, l’achat classique de véhicules, VN comme VO, va perdurer. Par ailleurs, on peut penser que le business-model va évoluer sur la vente comme sur l’après-vente, avec le développement rapide de nouveaux supports de la relation clients. Ces nouvelles offres de services doivent passer par les distributeurs et pas uniquement par les constructeurs. C’est un moyen de rééquilibrer le rapport de forces en s’appropriant une nouvelle valeur ajoutée.

JA. Ouvrons une parenthèse : à vos yeux, la voie ouverte par Tesla est-elle vraiment significative ?

SY. C’est à la fois un cas particulier et significatif. Particulier, parce qu’il s’agit d’une marque de niche, dotée d’un produit très séduisant et haut de gamme et d’un président, Elon Musk, charismatique. Dès lors, le choix d’un mode de distribution différentié est adapté au positionnement de la marque. Notons cependant que toutes les marques comparables n’ont pas fait le même choix, McLaren ayant choisi de se relancer selon le schéma traditionnel. Mais c’est aussi un cas significatif, car il indique à la distribution qu’on peut se passer d’elle, tout simplement. Si les distributeurs restent figés et assoupis par leurs habitudes, des alternatives verront le jour. En l’occurrence, des alternatives menaçantes pour eux ! Surtout si on admet que l’ère de la manne facile de l’après-vente est révolue.

JA. Lorsque vous évoquez des nouveaux supports de la relation clients, faites-vous référence à l’essor des outils numériques ?

SY. Il va de soi que cet essor modifie l’équation, comme Internet l’a déjà fait par ailleurs. Un seul exemple : on parle encore souvent du caractère essentiel de l’essai physique du véhicule, mais pouvons-nous en être si convaincus ? En effet, dans la plupart des cas, l’essai n’est pas adapté à la demande exacte des clients, avec le jeu des versions ou de la durée et du contexte de la prise en main par exemple. En outre, il ne faut pas perdre de vue ce qu’il se passe dans le domaine de la simulation et de la réalité augmentée.

JA. Cependant, la relation humaine, surtout pour une transaction qui reste significative, demeure importante, n’est-ce pas ?

SY. Certes, mais d’un autre côté, quand vous demandez aux clients de parler de leur expérience avec leur distributeur, ils sont loin d’être toujours ravis… Il y a d’excellents concessionnaires, là n’est pas la question, mais si on fait une moyenne, les clients pointent souvent du doigt des vendeurs pas assez bien formés, pas assez nombreux le week-end, pas toujours disponibles et à l’écoute, etc. On peut aussi penser que la dimension humaine est cruciale dans la négociation tarifaire, mais les choses sont de toutes les façons biaisées par des prix “catalogue” qui ne font plus sens et un manque de transparence sur les remises. A l’après-vente, ce n’est guère plus engageant, avec des rapports qui se distendent et une garantie gérée par les constructeurs. Bref, les distributeurs ne sont vraiment pas gâtés en étant ainsi pris en étau entre constructeurs et clients.

JA. Partagez-vous l’idée que le client a de plus en plus de pouvoir vis-à-vis des marques ?

SY. Je partage totalement cette affirmation. Tout d’abord, le client est de mieux en mieux informé, notamment grâce à Internet, ce qui peut poser des problèmes en concession face à des vendeurs susceptibles d’être pris de court ou d’être trop approximatifs. Entre ce pouvoir de l’information et un rapport au temps qui a changé, les clients sont devenus plus exigeants. Par ailleurs, les constructeurs en font toujours plus, mais ils ne gagnent pas plus d’argent pour autant… Ce qui laisse de facto une marge de choix et de négociation plus importante pour le client final.

JA. A l’instar du système d’étoiles que BMW a lancé pour ses concessions, ne doit-on pas s’attendre à voir apparaître des tripadvisor pour les distributeurs ?

SY. Effectivement, car les clients en deviennent friands dans tous les domaines. Même s’il y a des cultures différentes selon les marchés, cela va se développer. Dans un registre similaire, on peut s’étonner qu’à une époque où un client peut tracer son colis à tout moment, il ne puisse pas savoir où se trouve sa voiture, que ce soit pour une livraison ou dans un process de réparation. De même, alors qu’un client peut envoyer de l’argent en pleine nuit n’importe où via les banques en ligne, il ne peut pas se connecter pour solliciter un rendez-vous pour une révision. Constater que les distributeurs utilisent majoritairement Internet comme vitrine et non pour des services laisse dubitatif.

JA. Dans le contexte actuel, des initiatives “out of the box thinking” comme disent les Anglo-Saxons, sont-elles envisageables dans l’automobile ?

SY. Il y a une force d’inertie majeure avec les constructeurs qui sont focalisés sur les volumes, la gestion de leur outil industriel et les contraintes du capital. Par ailleurs, répétons-le, les distributeurs ont peu de marge de manœuvre. Dès lors, même si beaucoup d’acteurs sont conscients qu’il faudrait faire évoluer les choses, on a tendance à tourner en rond. C’est un cercle vicieux. On fait des avancées sous le sceau du compromis, on crée de nouveaux services, mais sans optimiser les marges etc. La route est encore longue !

JA. Par rapport à la mappemonde automobile, selon vous, quel sera le premier foyer du changement ?

SY. Le changement pourrait naître en Asie, notamment en Chine, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent car la croissance était intense et le profit considérable. Mais la Chine a aussi aujourd’hui des problèmes et des épées de Damoclès au-dessus de la tête, comme l’explosion de la bulle du crédit par exemple. Mais c’est plus vraisemblablement d’Europe qu’il viendra car il s’agit du marché le plus mature et le plus professionnalisé.

JA. Pour conclure, si vous aviez trois conseils à donner à un distributeur aujourd’hui, quels seraient-ils ?

SY. Je n’ai pas la prétention de pouvoir donner des conseils, mais pour répondre à votre question, j’isolerais volontiers trois points clés. Tout d’abord, examiner en permanence son portfolio de biens immobiliers et sa valeur, en gardant à l’esprit qu’il faut anticiper le changement et que ce dernier portera vers la réduction des structures. Par ailleurs, bien peser le pour et le contre des marques que je représente. Cela se manage au quotidien et à moyen terme et mieux vaut ne pas rester figé ou trop dépendant d’une marque ou d’un groupe. Enfin, optimiser tous les process avec l’obsession du détail et accompagner ce travail par une vraie politique de ressources humaines et une culture de la flexibilité. Des process qui doivent inclurent un projet de vente en ligne pour ne pas être pris de court à l’avenir.

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FOCUS - ICDP en bref

Créé en 1994, ICDP est un organisme international spécialisé dans l’étude et les évolutions de la distribution automobile. Son activité s’articule autour de trois pôles principaux : recherche collaborative, événements & activités de conseil et de formation, fourniture de données.

Les objectifs poursuivis sont les suivants : analyser et anticiper les impacts des changements comportementaux, réglementaires et techniques ; assister les différents acteurs du secteur dans la mise en œuvre d’améliorations structurelles et opérationnelles, afin de faciliter l’évolution du système.

ICDP couvre un spectre large d’activités : VN, VO, PR, digitalisation, consommateur final etc.

Faisant valoir une couverture mondiale, ICDP regroupe constructeurs, équipementiers et distributeurs dans son programme.
 

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