Sergio Marchionne : Fiat Lux !
...discret et somme toute méconnu.
Il paraît qu'il faut aller en Italie pour voir ça. Pour se rendre compte. Dans les rues, les maillots de la squadra azzurra, frappés d'une quatrième étoile, pullulent, mais on voit aussi de nombreuses personnes arborant un tee-shirt Fiat, à l'instar de Valentino Rossi sur sa moto GP. Pas Ferrari, Fiat. Pas le rêve et la certitude de nouveaux triomphes en Formule 1, mais bel et bien l'industrielle et accessible Fiat. Comme un symbole. La marque a retrouvé sa fierté et l'amour des italiens. Inimaginable il y a encore trois ans quand Fiat Auto agonisait, criblée de dettes et mortifiée par un plan produits incohérent, voire désastreux. Les spécialistes n'hésitaient pas à annoncer la fin de Fiat et l'accord conclu en mars 2000 avec General Motors semblait à même de sceller cette prédiction. Mais Fiat a su se redresser, timidement d'abord, puis spectaculairement. Aujourd'hui, le groupe est même montré en exemple - sans doute trop hâtivement - par certains de ses fossoyeurs d'hier. On ne parlera sans doute jamais assez précisément du schéma cyclique qui régit l'industrie automobile moderne… Pour incarner ce redressement, deux hommes s'imposent avec la force de l'évidence. Luca di Montezemolo, l'homme qui a transformé en or tout ce qu'il a touché au sein du groupe, redonnant surtout à Ferrari son incomparable pouvoir de fascination, avant de devenir le leader du patronat italien. Mais le bras armé du sursaut de Fiat est ailleurs. A l'aise dans la famille des grands managers opérationnels, c'est bien entendu l'atypique Sergio Marchionne, volontiers discret mais de plus en plus reconnu et encensé.
L'élu des Agnelli
Avec Sergio Marchionne, vous n'ouvrez pas un livre automobile, ce qui lui valut d'ailleurs bien des sarcasmes lors de sa nomination. Italien, mais ayant effectué toute sa carrière professionnelle au Canada et en Suisse, il n'a jamais œuvré pour l'automobile et présente, en apparence, le profil type du financier à sang froid. Son arrivée au sein du groupe s'opère discrètement, mais on constate avec le recul qu'il bénéficiait de l'inconditionnel appui de la famille. En mai 2003, il entre tout d'abord au Conseil d'administration du groupe, c'est Umberto Agnelli qui le lui a demandé… Le groupe traverse une crise profonde et le décès de Giovanni Agnelli a ajouté au trouble. Cependant, Umberto Agnelli et Giuseppe Morchio, administrateur délégué, cherchent déjà le bon dosage pour appliquer une cure d'assainissement à Fiat. A la mort inattendue du premier nommé, Giuseppe Morchio pense que son heure est venue, mais la famille et les banques ne l'entendent pas ainsi. Luca di Montezemolo est promu président et en quelques heures, la démission de Giuseppe Morchio est organisée. A la surprise générale, Sergio Marchionne est désigné administrateur délégué. Tout en restant sibyllin, il concède qu'un dîner avec John Elkann, deux jours auparavant à Genève, a eu une grande importance dans ce processus opaque. Et Umberto Agnelli lui avait déjà glissé auparavant de se tenir prêt. Sergio Marchionne sera donc le cinquième administrateur délégué de Fiat en deux ans… Pas idéal pour un dirigeant convaincu des vertus de la stabilité et rêvant déjà secrètement d'implémenter la rigueur helvétique au sein du groupe.
Le chef-d'œuvre fondateur de la négociation avec GM
Installé dans son bureau du Lingotto, Sergio Marchionne établit rapidement le diagnostic que la situation industrielle du groupe représente le principal problème à résoudre. Ce n'est pourtant pas ce dont on parle le plus. L'imbroglio de l'accord avec General Motors et l'épineux dossier des prêts souscrits auprès des banques accaparent en effet les énergies en interne et l'attention des commentateurs extérieurs. Conscient qu'il s'agit d'un défi de fond, réclamant un travail de longue haleine et l'adhésion sans faille des hommes de la Fiat, il décide d'abord de régler les deux questions en suspens. On pense au mot de Delacroix rapporté par Baudelaire : "Exécutez vite ! Si vous n'êtes pas assez habile pour faire le croquis d'un homme qui se jette par la fenêtre pendant le temps qu'il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais faire de grandes machines". De plus, régler le problème GM et celui des banques, c'est - éventuellement - éradiquer l'incertitude et donner une meilleure assise à la trésorerie dévastée du groupe. L'épisode des négociations avec General Motors, qui atteint son paroxysme fin 2004-début 2005, restera dans les annales. Pour Fiat, tout tourne autour du fameux "put", et face à Richard Wagoner, Sergio Marchionne réussit alors un premier coup de maître. Le 14 février, un communiqué tombe : "General Motors paiera à Fiat un montant de 1,55 milliard d'euros pour la dissolution de l'accord, y compris l'annulation de l'option du put, la dissolution du joint-venture et la restitution à Fiat des 10 % détenus par GM dans son capital". Simultanément, Sergio Marchionne négocie avec les banques, ne cédant pas un pouce de terrain et arguant justement qu'il
FOCUSListe des membres du jury |
Du sang neuf chez les cadres dirigeants
Sergio Marchionne entame alors un marathon de visites de sites et d'entretiens avec les cadres de Fiat. A l'issue de cet audit, ses conclusions sont sans appel : les cadres ne remplissent plus aucune de leurs fonctions et le traitement des ouvriers est indigne d'un groupe comme Fiat. Il évoque volontiers sa première visite à Mirafiori et qualifie la cantine des ouvriers, où il a mangé, de "table de clochards à la Oliver Twist". A ses yeux, c'est inacceptable. On ne peut pas traiter les salariés ainsi quand on a besoin d'adhésion massive à un projet pour sauver l'entreprise. "A un prince, il est nécessaire d'avoir l'amitié du peuple", écrivit Machiavel. Bref, à rebours de la mode des plans sociaux pharaoniques, il choisit une autre voie et explique ainsi son choix à un confrère italien : "Les analystes aiment qu'on leur présente une stratégie coupant 30 000 emplois en cinq ans. Ca les rassure… Mais je ne crois pas à cette approche destructrice de rationalisation à tout prix. Fiat avait atteint le point où elle n'aurait plus eu les forces pour lutter. Alors, j'ai dit aux analystes comme en interne et à tout le monde : je veux redémarrer par la croissance du business et le gain de parts de marché. Avec une telle stratégie, la base marche avec vous". En revanche, il ne sera pas tendre avec les cadres inutiles comme avec ceux que la tradition du groupe a figés dans l'inertie. Au cours de plusieurs réunions, il s'est rendu compte que les cadres ne raisonnaient plus en termes de profits, qu'ils étaient résignés à perdre de l'argent, qu'ils n'avaient plus une once de créativité et d'ambition et que leur seul objectif consistait à défendre leurs acquis. Intolérable, peut-être plus encore dans une situation d'urgence. Il opte donc pour un traitement de choc : 90 % des managers de premier plan seront priés d'aller voir ailleurs. Ils seront remplacés par des jeunes, dénués d'idées reçues et désireux de remettre le groupe sur les rails de la croissance. A ce niveau hiérarchique névralgique, la moyenne d'âge est aujourd'hui de 40 ans.
Le management comme viatique
Rapidement, on a d'ailleurs parlé de Sergio Marchionne et de ses "kids". Des kids enthousiastes, travailleurs et responsabilisés par une organisation matricielle très rigoureuse et transparente. Sergio Marchionne répète à l'envi que le management - qu'il fractionne en management des hommes et management du changement - est la clef de voûte de toute réussite et que l'essentiel de son temps est consacré à placer la bonne personne au bon endroit. La méthode produit rapidement des résultats encourageants, voire significatifs. En fait, en caricaturant, on peut dire qu'il a remis le groupe en état de marche. "Le problème de la plupart des entreprises où j'ai pu travailler réside dans une excessive bureaucratie. Et ce ne sont certainement pas les ouvriers qui créent la bureaucratie, mais bel et bien des cols blancs qui cherchent à maintenir en vie tout un appareil pour justifier leur propre existence", assénait-il récemment dans le journal italien Panorama. Une bureaucratie qui coûte aussi beaucoup d'argent, comme en témoignent les économies qu'il a réussi à réaliser sur les frais fixes. Ce point de vue lui a aussi valu les bonnes grâces des leaders syndicaux. Figure de proue des rudes luttes menées par les syndicats en Italie, Fausto Bertinotti, désormais président de la Chambre des Députés, a ainsi fait applaudir Sergio Marchionne lors de la dernière "fête de l'huma italienne" en louant un "bourgeois intelligent ayant refusé l'équation "bonne gestion = licenciements"".
2006, année de la relance
Le groupe remis en état de marche, reste encore à le faire avancer. Avec les nouvelles équipes, les choses sont plus faciles, plus promptes. Le plan produits des différentes marques est retravaillé et les lancements sont soigneusement calibrés. Indispensable, le succès de la Grande Punto peut ainsi servir d'exemple pour les lancements essentiels des Bravo et 500. Sergio Marchionne a aussi imposé un changement radical au niveau de la politique publicitaire, en sonnant le glas des campagnes institutionnelles et du retranchement systématique dans la tradition des marques. Le spot de la Croma a fait office d'acte fondateur, avant que l'Ypsilon et la Grande Punto ne viennent confirmer cette orientation. Là encore, Sergio Marchionne fait appel à des jeunes pousses. Là encore, Sergio Marchionne confirme qu'il croit que la branche Fiat Auto peut dégager, seule, des bénéfices et que les nouveaux produits constituent le postulat incontournable pour toute stratégie. La recette fonctionne et à la fin de l'année 2006, les performances sont au rendez-vous, confirmant aussi le bien-fondé d'une stratégie intégrant pleinement le VUL, Iveco et CNH. L'hémorragie de la dette et du cash est jugulée, les notions de bénéfices et de dividendes redeviennent concrètes pour les salariés et les actionnaires. Et Fiat a dépassé ses objectifs en termes de parts de marché pour afficher plus de 30 % sur son marché domestique et 9 % en Europe. Sur le périmètre de l'Europe des 15, le groupe a enregistré une croissance de 17,6 % alors que le marché progressait seulement de 0,7 %. Désormais, Sergio Marchionne est présenté comme le sauveur de Fiat. C'est sans doute excessif, dans la mesure où le groupe demeure fragile. Néanmoins, c'est assurément le principal artisan de la résurrection de Fiat.
Insaisissable et exemplaire
Ces commentaires emphatiques n'émeuvent guère Sergio Marchionne. Il ne se rêve pas en héros. A mille lieues des écueils de la mégalomanie, il érige au contraire depuis quelques mois la simplicité comme code de conduite. Même lors de présentations très officielles, on l'aperçoit souvent en tenue sportswear, sans cravate, les cheveux volontiers en bataille. Deux anecdotes sont révélatrices de ce modus operandi pétri d'humilité et de pragmatisme. Lors du Mondial de Paris, l'administrateur délégué est attendu sur le stand Fiat. Son staff de communication a préparé sa venue selon les usages VIP. Soudain, il arrive, peu entouré, chemise ouverte sous un pull à col en V, un anorak sous le bras sur lequel est accroché un badge "Exposant"… Il y a quelques jours, à Genève, il apparaît détendu et souriant, avec un chandail en laine noire négligemment ouvert. On l'imagine dans son havre helvétique, un week-end, sortant une pléiade de sa bibliothèque pour un entretien au coin du feu avec ce cher Machiavel. Sergio Marchionne n'aime pas vraiment l'exposition médiatique, même s'il y consent volontiers pour l'intérêt de Fiat. D'une manière générale, l'homme n'aime pas le pouvoir et se plaît à rappeler que personne n'est indispensable. D'ailleurs, contrairement à nombre de ses prédécesseurs, il répète régulièrement que la tentation de devenir actionnaire du groupe lui est étrangère. Son salaire et ses stock-options lui conviennent. C'est encore un trait distinctif de Sergio Marchionne, à la fois proche des cols bleus et fort à son aise avec les règles libérales. Un libéralisme dénué de préjugé. Ainsi, le manager pourtant rompu aux us et coutumes anglo-saxons était partisan de l'augmentation de prise de capital de la famille dans Fiat. Si la famille sait déléguer la conduite des opérations, aucun problème. Au contraire, cela peut se muer en gage de stabilité. Insaisissable, on ne lui connaît publiquement aucun combat idéologique ou politique. Tout le monde semble s'en accommoder, même en haut lieu. D'autant plus facilement que son entourage lui reconnaît la force de l'exemplarité. Sergio Marchionne est un bourreau de travail et dès son arrivée, il avait installé un lit dans son bureau du Lingotto. Un symbole fort. Sur cette base, il a créé l'adhésion, presque naturellement. Récemment, le 10 février, Sergio Marchionne a convié tous les cadres dirigeants du groupe pour une journée un brin spéciale : à l'occasion du lancement de la Bravo, chacun était invité à endosser l'habit de vendeur de voitures dans la concession du Mirafiori Motor Village. Sergio Marchionne, Luca De Meo, Giuseppe Bonollo, Paolo Monferino, Gilberto Ceresa, Pietro Gorlier, Roberto Ronchi et consorts ont signé 115 ordres de commandes durant la journée. Montrer l'exemple, ne jamais perdre de vue que le succès ne peut venir que si, et seulement si, le client reste vraiment aux centres des préoccupations.
2010, l'année vérité
Le lancement de la Bravo revêt justement une importance capitale pour Fiat, jusqu'alors trop dépendante de la Punto. Sergio Marchionne n'hésite pas à dire que ce modèle marque l'ouverture d'un nouveau cycle, décisif par rapport aux objectifs 2010. A cette date, Fiat devra alors avoir épongé ses dettes, son chiffre d'affaires avoisinera les 67 milliards d'euros, contre 32,5 aujourd'hui, et son résultat net s'établira aux alentours de 3,5 milliards d'euros. Le groupe compte être capable de produire - et de vendre - 2,8 millions de véhicules (hors joint-venture), contre moins de 2 millions actuellement. Toutes les marques devront progresser, y compris Lancia qui reste en équilibre instable. Pour alimenter cette ambition, 23 nouveaux modèles et 16 restylages sont programmés. Les accords industriels ponctuels avec d'autres constructeurs (PSA, Suzuki, Ford, Tata…) demeureront un fer de lance de premier ordre. Les sites italiens ne sont pas menacés quand bien même le groupe annonce que 60 % de sa production s'effectuera hors d'Italie. En 2010, Sergio Marchionne aura 58 ans, un peu jeune pour la retraite. Il aura le choix entre continuer et passer le flambeau. Peut-être à un de ses kids. Il est trop tôt pour en parler, mais Luca di Montezemolo lui sait déjà gré d'avoir "préparé" sa succession : "Le remplacement de Sergio Marchionne n'est pas d'actualité. Selon sa décision, nous aurons du temps pour nous décider. En tout état de cause, grâce a lui, nous avons un choix très riche en interne de jeunes compétents, motivés et ambitieux".
Alexandre Guillet
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