Nicolas Manuelli, BCG : "Les constructeurs ont sous-estimé l’ampleur du travail que nécessite un contrat d’agent"
Le Journal de l’Automobile : Quel état des lieux dressez‑vous sur le business model de la distribution automobile ?
Nicolas Manuelli : C’est un modèle historique, basé sur des années de collaboration et de partenariat avec les constructeurs automobiles. C’est un modèle qui repose sur la vente de véhicules neufs bien évidemment, mais également sur de nombreuses activités adjacentes, en particulier l’après‑vente, la vente de véhicules d’occasion et de services (financement, assurance, etc.). Finalement, c’est un modèle qui a évolué à la marge (concentration, multimarquisme) et qui reste robuste.
J.A. : Mais n’est‑il pas remis en cause actuellement ?
N.M. : Ce modèle a été relativement chahuté ces dernières années, à la fois par les constructeurs eux‑mêmes qui ont tenté une remise en cause de ce partenariat historique, mais aussi en raison des soubresauts qu’a connus l’industrie automobile. Le déclenchement initial vient de l’arrivée du véhicule électrique qui coïncide aussi avec l’émergence des ventes digitales. Les constructeurs ont ainsi cherché à baisser les coûts de distribution pour rester compétitifs, tout en s’adaptant à l’évolution des attentes des automobilistes en maîtrisant les prix et l’expérience client.
J.A. : Pourtant, la dénonciation de certains contrats de distribution date d’avant cette crise de l’industrie.
N.M. : Les constructeurs ont surtout commencé à se poser ces questions au moment de l’arrivée de pure players électriques, comme Tesla, qui ont pointé la pertinence d’un modèle totalement nouveau à la distribution directe. C’est un système très différent, qui a montré sa capacité à rapidement assurer des ventes, des volumes et une croissance dans le monde de l’électrique. Ce phénomène a donné des idées aux constructeurs. Avant Tesla, le modèle traditionnel faisait largement consensus auprès de l’industrie. Ce dernier reposait aussi sur un besoin des constructeurs de pousser du volume, tandis que la distribution avait ce rôle de tampon avec les usines. La crise des semi-conducteurs a rebattu les cartes avec le passage d’une stratégie de volume à une stratégie de valeur.
J.A. : Le retour à une production de volume est‑il en train de rebattre les cartes ?
N.M. : Oui, mais globalement, on n’a jamais retrouvé les volumes d’avant la crise. Les constructeurs poussent moins de véhicules et les marges par vente ont toutes augmenté. Bien sûr, les mauvaises habitudes reviennent rapidement. Certains constructeurs ont renoué avec des pratiques de vente tactique. La réalité est que nous sommes dans une phase de transition. Les constructeurs automobiles se dimensionnent autrement. Bien évidemment, il y aura toujours des soubresauts. Et la distribution pourra toujours jouer le rôle de variable d’ajustement. Mais ce sera moins structurel qu’avant.
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J.A. : Mais la distribution ne peut pas uniquement être réduite à ce rôle de variable d’ajustement.
N.M. : L’après‑vente est également un besoin fondamental pour les constructeurs. Et c’est le rôle de la distribution de fournir ce service. Or, dans le monde de l’électrique, l’après‑vente, c’est 25 % de besoins en moins. La maintenance du moteur et de la boîte de vitesses n’existe plus et l’entretien se concentre sur les pneus, les amortisseurs, les plaquettes, etc. On aura par conséquent moins besoin d’un concessionnaire pour faire de la maintenance. En revanche, la gestion des incidents et des accidents devient de plus en plus technique. Et c’est en fait le plus grand changement. Chaque pièce de carrosserie est un concentré de technologies. La réparation devient une activité avec une forte valeur ajoutée, dans laquelle les concessionnaires ont un vrai rôle à jouer.
J.A. : Et qu’en est‑il du véhicule d’occasion ?
N.M. : Enfin, il y a aussi la reprise du véhicule d’occasion. C’est un rôle historique vis‑à‑vis du constructeur mais qui est de moins en moins présent. D’une part, parce que les modes de consommation évoluent vers du leasing. Et d’autre part, parce que le marché de l’occasion s’est structuré, avec des marketplaces qui aujourd’hui font office de relais pour vendre son véhicule d’occasion. Toutefois, le VO restera essentiel pour les concessionnaires et le vrai sujet devient donc de sécuriser les sources d’approvisionnement en véhicules de qualité et de bien anticiper les valeurs futures.
J.A. : Quels sont les atouts fondamentaux de la distribution automobile ?
N.M. : Je crois beaucoup aux atouts de la distribution et aux opportunités générées par ces nouvelles conditions de marché. La première opportunité repose sur un éventail de services possibles. Aujourd’hui, on ne demande plus à un concessionnaire automobile de simplement vendre une voiture. On lui demande de vendre une voiture avec un software embarqué et des services associés. Pour un véhicule électrique, on lui demande même de vendre un écosystème de l’énergie avec un forfait et potentiellement une borne de recharge à la maison.
Et pourquoi pas également un accompagnement sur un système de stockage de l’énergie. La distribution joue un rôle extrêmement important dans la capacité à vendre ces services‑là, à accompagner le client dans sa compréhension de cet écosystème très riche et complexe. Ces changements nécessitent, en revanche, de nouvelles compétences et un nouveau mode de valorisation avec le constructeur. Parce que tous ces services doivent être monétisés de manière différente.
Enfin, un autre enjeu clé pour les constructeurs concerne le recyclage des batteries et des véhicules. En étant au plus proche de ses clients, la distribution peut faciliter cette transition. J’en ai la conviction.
J.A. : Faut‑il revoir complètement le mode de rémunération pour passer d’une valeur à la vente à celle des services ?
N.M. : Ce qui est certain, c’est que l’équation économique telle qu’on la connaît aujourd’hui ne sera plus le nerf de la guerre. Il va falloir réinventer ce modèle, trouver de nouvelles équations économiques qui permettront aux distributeurs de réussir la transition vers ces nouveaux métiers et, à terme, créer un modèle économiquement viable pour eux.
J.A. : Les distributeurs doivent‑ils aujourd’hui se diversifier dans d’autres secteurs d’activité ?
N.M. : La diversification des activités n’est pas forcément antinomique avec l’automobile. Le modèle évolue et de nouveaux rôles vont apparaître, incitant à diversifier les activités au sein d’écosystèmes plus complexes que celui de l’automobile. Toutefois, je suis convaincu que le coeur du business restera lié à l’automobile. Je crois en un partenariat solide entre les constructeurs et les distributeurs, qui continuera à être essentiel pour la rentabilité. J’ai du mal à concevoir un modèle où le distributeur n’assurerait pas ce rôle. Le véritable enjeu économique ne se trouve pas dans la diversification.
J.A. : Comment peut‑on aujourd’hui réduire les coûts de distribution ?
N.M. : Je pense que l’une des pistes repose sur la technologie, c’est‑à‑dire être capable d’utiliser de nouveaux outils qui permettent de réaliser des gains de productivité, avec la révolution technologique de l’intelligence artificielle. Il existe de nombreuses opportunités pour se réinventer, pour gagner en efficacité et en performance. Aujourd’hui, cela n’a pas encore été pleinement exploré dans le monde de la distribution automobile. Pourtant, il pourrait y avoir de réels gains d’efficacité notamment dans les tâches administratives. Enfin, je pense qu’une partie des investissements nécessaires pourraient être pris en charge par les constructeurs automobiles qui ont un rôle crucial à jouer dans cette transition.
J.A. : Les conditions de marché dans lesquelles a été élaborée la stratégie de contrat d’agent ne sont plus celles d’aujourd’hui. Les taux d’intérêt se sont envolés et le traitement du client n’est pas maîtrisé. Ce modèle est‑il voué à l’échec ?
N.M. : La remise en cause du modèle d’agent est multifactorielle. Selon moi, la hausse des taux d’intérêt en est une cause même si d’autres facteurs contribuent à cette désaffection. Le modèle d’agent avait pour objectif de répondre à un besoin structurel de l’industrie pour réduire les coûts de distribution, maîtriser les prix et gérer l’expérience client de manière plus intégrée, tout en envisageant une transition vers la vente en ligne. Il visait aussi à contrôler les volumes dans un cadre réglementaire strict. Cependant, sa mise en place s’est révélée plus complexe que prévu. Il demande une refonte totale de la manière dont les constructeurs organisent leur supply chain et leur gestion commerciale. En réalité, ces entreprises ne sont pas habituées à vendre directement à des consommateurs finaux. Elles n’ont ni les processus, ni la plateforme technique, ni l’infrastructure informatique pour répondre à ces défis. Elles ont sous‑estimé l’ampleur de ce travail. C’est un changement organisationnel bien plus profond que ce qui était anticipé. Et aujourd’hui, si l’on regarde les premiers pilotes réalisés par certaines marques, c’est un constat d’échec.
J.A. : Les ventes de véhicules électriques qui s’affaissent peuvent‑elles accélérer la fin de ce changement de modèle ?
N.M. : Le marché de l’électrique subit un coup d’arrêt, c’est vrai. Mais nous savions que le chemin ne serait pas linéaire. Le calendrier à marche forcée de la régulation européenne reste très ambitieux et tous les constructeurs européens ont investi beaucoup d’argent dans l’électrique. Et ils continuent de le faire pour rendre ces véhicules plus accessibles. Je pense que la progression va se poursuivre dans les prochaines années.
J.A. : Que peut changer l’arrivée des constructeurs chinois face aux acteurs traditionnels ?
N.M. : Quand Tesla a surgi, ce constructeur a décidé d’imposer son modèle à grande échelle. Mais les marques chinoises arrivent avec le vent de face en termes de réputation. Les circonstances sont très différentes. Ce qui est certain, c’est que les constructeurs chinois débarquent sur le marché européen avec une approche très pragmatique basée sur le modèle traditionnel, à savoir nouer des partenariats avec des distributeurs qui peuvent leur apporter ce qu’ils n’ont pas aujourd’hui : la notoriété de la marque et des modèles.
J.A. : À quel niveau estimez‑vous leur part de marché en 2030 ?
N.M. : C’est difficile à prévoir car nous ne maîtrisons pas toutes les variables telles que les barrières douanières. Mais dans un marché ouvert tel qu’on le connaît aujourd’hui, il ne serait pas surprenant de voir les constructeurs chinois atteindre entre 8 et 10 %, voire 15 % de part de marché à l’horizon 2035. Ne serait‑ce que parce qu’ils ont pris une certaine avance sur les véhicules électriques de petite taille qui représentent une part importante du marché en Europe de l’Ouest.
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