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Constructeurs

Nicolas Manuelli, BCG : "Les constructeurs ont sous-estimé l’ampleur du travail que nécessite un contrat d’agent"

Publié le 19 juillet 2024

Par Catherine Leroy
9 min de lecture
Selon Nicolas Manuelli, le modèle de la distribution automobile reste robuste. Pour de nombreux constructeurs qui souhaitaient revoir la relation avec le client final, le constat d’échec est frappant. Quoi qu'il en soit, ce modèle doit être réinventé et de nouvelles équations économiques doivent être trouvées.
Nicolas Manuelli BCG
Nicolas Manuelli, directeur associé au BCG et expert des sujets automobiles. ©BCG

Le Journal de l’Automobile : Quel état des lieux dressez‑vous sur le business model de la distribution automobile ?

Nicolas Manuelli : C’est un mo­dèle historique, basé sur des années de collaboration et de partenariat avec les constructeurs automobiles. C’est un modèle qui repose sur la vente de véhicules neufs bien évi­demment, mais également sur de nombreuses activités adjacentes, en particulier l’après‑vente, la vente de véhicules d’occasion et de services (financement, assurance, etc.). Fi­nalement, c’est un modèle qui a évo­lué à la marge (concentration, multimarquisme) et qui reste robuste.

 

J.A. : Mais n’est‑il pas remis en cause actuellement ?

N.M. : Ce modèle a été relative­ment chahuté ces dernières an­nées, à la fois par les constructeurs eux‑mêmes qui ont tenté une re­mise en cause de ce partenariat historique, mais aussi en raison des soubresauts qu’a connus l’industrie automobile. Le déclenchement ini­tial vient de l’arrivée du véhicule électrique qui coïncide aussi avec l’émergence des ventes digitales. Les constructeurs ont ainsi cherché à baisser les coûts de distribution pour rester compétitifs, tout en s’adaptant à l’évolution des attentes des automobilistes en maîtrisant les prix et l’expérience client.

 

J.A. : Pourtant, la dénonciation de cer­tains contrats de distribution date d’avant cette crise de l’industrie.

N.M. : Les constructeurs ont sur­tout commencé à se poser ces questions au moment de l’arrivée de pure players électriques, comme Tesla, qui ont pointé la pertinence d’un modèle totalement nouveau à la distribution directe. C’est un sys­tème très différent, qui a montré sa capacité à rapidement assurer des ventes, des volumes et une crois­sance dans le monde de l’électrique. Ce phénomène a donné des idées aux constructeurs. Avant Tesla, le modèle traditionnel faisait large­ment consensus auprès de l’indus­trie. Ce dernier reposait aussi sur un besoin des constructeurs de pousser du volume, tandis que la distribution avait ce rôle de tam­pon avec les usines. La crise des semi-conducteurs a rebattu les cartes avec le passage d’une stratégie de volume à une stratégie de valeur.

 

J.A. : Le retour à une production de vo­lume est‑il en train de rebattre les cartes ?

N.M. : Oui, mais globalement, on n’a jamais retrouvé les volumes d’avant la crise. Les constructeurs poussent moins de véhicules et les marges par vente ont toutes augmenté. Bien sûr, les mauvaises habitudes reviennent rapidement. Certains constructeurs ont re­noué avec des pratiques de vente tactique. La réalité est que nous sommes dans une phase de tran­sition. Les constructeurs automo­biles se dimensionnent autrement. Bien évidemment, il y aura tou­jours des soubresauts. Et la distri­bution pourra toujours jouer le rôle de variable d’ajustement. Mais ce sera moins structurel qu’avant.

 

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J.A. : Mais la distribution ne peut pas uniquement être réduite à ce rôle de variable d’ajustement.

N.M. : L’après‑vente est également un besoin fondamental pour les constructeurs. Et c’est le rôle de la distribution de fournir ce ser­vice. Or, dans le monde de l’élec­trique, l’après‑vente, c’est 25 % de besoins en moins. La maintenance du moteur et de la boîte de vi­tesses n’existe plus et l’entretien se concentre sur les pneus, les amor­tisseurs, les plaquettes, etc. On aura par conséquent moins besoin d’un concessionnaire pour faire de la maintenance. En revanche, la ges­tion des incidents et des accidents devient de plus en plus technique. Et c’est en fait le plus grand change­ment. Chaque pièce de carrosserie est un concentré de technologies. La réparation devient une activité avec une forte valeur ajoutée, dans laquelle les concessionnaires ont un vrai rôle à jouer.

 

J.A. : Et qu’en est‑il du véhicule d’occasion ?

N.M. : Enfin, il y a aussi la re­prise du véhicule d’occasion. C’est un rôle historique vis‑à‑vis du constructeur mais qui est de moins en moins présent. D’une part, parce que les modes de consommation évoluent vers du leasing. Et d’autre part, parce que le marché de l’occasion s’est struc­turé, avec des marketplaces qui au­jourd’hui font office de relais pour vendre son véhicule d’occasion. Toutefois, le VO restera essentiel pour les concessionnaires et le vrai sujet devient donc de sécuriser les sources d’approvisionnement en véhicules de qualité et de bien an­ticiper les valeurs futures.

 

J.A. : Quels sont les atouts fondamentaux de la distribution automobile ?

N.M. : Je crois beaucoup aux atouts de la distribution et aux op­portunités générées par ces nou­velles conditions de marché. La première opportunité repose sur un éventail de services possibles. Aujourd’hui, on ne demande plus à un concessionnaire automobile de simplement vendre une voiture. On lui demande de vendre une voiture avec un software embar­qué et des services associés. Pour un véhicule électrique, on lui demande même de vendre un écosystème de l’énergie avec un forfait et potentiellement une borne de recharge à la maison.

 

Et pourquoi pas également un accompagne­ment sur un système de stockage de l’énergie. La distribution joue un rôle extrêmement important dans la capacité à vendre ces ser­vices‑là, à accompagner le client dans sa compréhension de cet éco­système très riche et complexe. Ces changements nécessitent, en revanche, de nouvelles compé­tences et un nouveau mode de valorisation avec le constructeur. Parce que tous ces services doivent être monétisés de manière différente.

 

Enfin, un autre enjeu clé pour les constructeurs concerne le re­cyclage des batteries et des véhi­cules. En étant au plus proche de ses clients, la distribution peut faciliter cette transition. J’en ai la conviction.

 

J.A. : Faut‑il revoir complètement le mode de rémunération pour passer d’une valeur à la vente à celle des services ?

N.M. : Ce qui est certain, c’est que l’équation économique telle qu’on la connaît aujourd’hui ne sera plus le nerf de la guerre. Il va falloir réinventer ce modèle, trouver de nouvelles équations économiques qui permettront aux distributeurs de réussir la transition vers ces nouveaux métiers et, à terme, créer un modèle économiquement viable pour eux.

 

J.A. : Les distributeurs doivent‑ils aujourd’hui se diversifier dans d’autres secteurs d’activité ?

N.M. : La diversification des activi­tés n’est pas forcément antinomique avec l’automobile. Le modèle évolue et de nouveaux rôles vont apparaître, incitant à diversifier les activités au sein d’écosystèmes plus complexes que celui de l’automobile. Toutefois, je suis convaincu que le coeur du business restera lié à l’automobile. Je crois en un partenariat solide entre les constructeurs et les distributeurs, qui continuera à être essentiel pour la rentabilité. J’ai du mal à concevoir un modèle où le distributeur n’assu­rerait pas ce rôle. Le véritable enjeu économique ne se trouve pas dans la diversification.

 

J.A. : Comment peut‑on aujourd’hui réduire les coûts de distribution ?

N.M. : Je pense que l’une des pistes repose sur la technologie, c’est‑à‑dire être capable d’utiliser de nouveaux outils qui permettent de réaliser des gains de produc­tivité, avec la révolution techno­logique de l’intelligence artifi­cielle. Il existe de nombreuses opportunités pour se réinven­ter, pour gagner en efficacité et en performance. Aujourd’hui, cela n’a pas encore été pleinement exploré dans le monde de la distribution automobile. Pourtant, il pourrait y avoir de réels gains d’efficacité notamment dans les tâches admi­nistratives. Enfin, je pense qu’une partie des investissements né­cessaires pourraient être pris en charge par les constructeurs automobiles qui ont un rôle crucial à jouer dans cette transition.

 

J.A. : Les conditions de marché dans lesquelles a été élaborée la straté­gie de contrat d’agent ne sont plus celles d’aujourd’hui. Les taux d’in­térêt se sont envolés et le traite­ment du client n’est pas maîtrisé. Ce modèle est‑il voué à l’échec ?

N.M. : La remise en cause du mo­dèle d’agent est multifactorielle. Se­lon moi, la hausse des taux d’intérêt en est une cause même si d’autres facteurs contribuent à cette désaffec­tion. Le modèle d’agent avait pour objectif de répondre à un besoin structurel de l’industrie pour réduire les coûts de distribution, maîtriser les prix et gérer l’expérience client de manière plus intégrée, tout en envi­sageant une transition vers la vente en ligne. Il visait aussi à contrôler les volumes dans un cadre réglemen­taire strict. Cependant, sa mise en place s’est révélée plus complexe que prévu. Il demande une refonte totale de la manière dont les constructeurs organisent leur supply chain et leur gestion commerciale. En réalité, ces entreprises ne sont pas habi­tuées à vendre directement à des consommateurs finaux. Elles n’ont ni les processus, ni la plateforme technique, ni l’infrastructure infor­matique pour répondre à ces défis. Elles ont sous‑estimé l’ampleur de ce travail. C’est un changement organi­sationnel bien plus profond que ce qui était anticipé. Et aujourd’hui, si l’on regarde les premiers pilotes réalisés par certaines marques, c’est un constat d’échec.

 

J.A. : Les ventes de véhicules électriques qui s’affaissent peuvent‑elles accé­lérer la fin de ce changement de modèle ?

N.M. : Le marché de l’électrique subit un coup d’arrêt, c’est vrai. Mais nous savions que le chemin ne serait pas linéaire. Le calendrier à marche forcée de la régulation européenne reste très ambitieux et tous les constructeurs européens ont investi beaucoup d’argent dans l’électrique. Et ils continuent de le faire pour rendre ces véhicules plus accessibles. Je pense que la progression va se poursuivre dans les prochaines années.

 

J.A. : Que peut changer l’arrivée des constructeurs chinois face aux acteurs traditionnels ?

N.M. : Quand Tesla a surgi, ce constructeur a décidé d’imposer son modèle à grande échelle. Mais les marques chinoises arrivent avec le vent de face en termes de réputation. Les circonstances sont très différentes. Ce qui est certain, c’est que les constructeurs chinois dé­barquent sur le marché européen avec une approche très pragmatique basée sur le modèle traditionnel, à savoir nouer des partenariats avec des distributeurs qui peuvent leur apporter ce qu’ils n’ont pas au­jourd’hui : la notoriété de la marque et des modèles.

 

J.A. : À quel niveau estimez‑vous leur part de marché en 2030 ?

N.M. : C’est difficile à prévoir car nous ne maîtrisons pas toutes les variables telles que les barrières douanières. Mais dans un mar­ché ouvert tel qu’on le connaît aujourd’hui, il ne serait pas sur­prenant de voir les constructeurs chinois atteindre entre 8 et 10 %, voire 15 % de part de marché à l’horizon 2035. Ne serait‑ce que parce qu’ils ont pris une certaine avance sur les véhicules électriques de petite taille qui représentent une part importante du marché en Europe de l’Ouest.

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