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Constructeurs

Et Peugeot créa le football professionnel

Publié le 19 novembre 2004

Par Alexandre Guillet
8 min de lecture
Peugeot peut se vanter d'être, avec son motoriste Daimler, la seule marque survivante des toutes premières courses automobiles au monde, qui remontent à cent vingt ans. Mais combien connaissent l'autre titre de gloire de Peugeot dans l'histoire sportive, qui est d'avoir créé le football professionnel...

...en France ?

L'histoire se passe à la fin des années vingt, alors que le professionnalisme est encore prohibé. Deux cadres de l'atelier d'emboutissage de l'usine Peugeot deviennent président et entraîneur-joueur d'un club qui vient d'être créé, le Football-Club de Sochaux, au maillot jaune et bleu. L'équipe première démarre du plus bas échelon des championnats amateurs, celui du district, mais gagne tous ses matchs et va jusqu'à battre le double champion de France corporatiste, Dunlop Sport, par trois buts à deux. Jean-Pierre Peugeot, alors à la tête de la société, décide de s'y intéresser pour construire une grande équipe à Sochaux.


Le prolongement sportif du paternalisme ambiant

Est-ce possible ? Au Salon de Paris 1929, il confie une mission d'enquête à un inspecteur commercial de Bordeaux. Sa réponse est positive. L'inspecteur est nommé secrétaire général et structure le club. Jean-Pierre Peugeot fait venir à Sochaux une brassée d'internationaux. Le professionnalisme est interdit mais déjà largement pratiqué, sous la table. Jean-Pierre Peugeot ne se satisfait pas de cet amateurisme marron. Il a un triple objectif : faire de la publicité pour sa marque et pour sa région, mais aussi offrir des distractions à ses ouvriers. C'est le prolongement sportif du paternalisme ambiant qui veut que les ouvriers de Peugeot soient logés dans des cités-jardins ou des hôtels-restaurants pour célibataires Peugeot, fassent leur course dans les commerces Peugeot, les "Ravitaillements de Sochaux" (1), envoient leurs garçons dans la troupe des éclaireurs unionistes, présidée par "monsieur Jean-Pierre", leurs filles à l'école ménagère Peugeot, les uns et les autres aux colonies de vacances de la société. Le club sportif complète le club de pêche, la société de jardinage, la bibliothèque-cinéma-restaurant et l'orphéon. La première consigne qu'il donnera à son entraîneur de l'équipe de football, l'Anglais Victor Gibson arraché à l'Olympique de Marseille, est d'ailleurs de "faire du beau jeu". Cela restera une constante du club, devenu dès 1930 et jusqu'à aujourd'hui le Football-Club de Sochaux-Montbéliard. Jean-Pierre Peugeot propose alors à la Fédération française de football association de créer une compétition, la "Coupe Peugeot", réservée aux meilleurs clubs français et disputée en deux groupes de huit clubs. Celle-ci est suffisamment contraignante (déplacements à l'autre bout de la France) pour justifier la rémunération des joueurs. C'est donc le premier championnat de France professionnel. La Fédération refuse d'abord, puis accepte. Le club sochalien au maillot frappé d'une tête de lion se classe premier de son groupe, puis emporte la finale contre l'Olympique lillois par six buts à un. Présent dans la tribune du Parc des Princes au milieu d'une dizaine de milliers de spectateurs, Jean-Pierre III est aux anges. Puis le FCSM bat le Club Français, vainqueur de la Coupe de France "amateurs", s'imposant ainsi comme l'indiscutable numéro un.

L'exemple de la "Coupe Peugeot" est brandi par les partisans du professionnalisme



Un an plus tard, le 11 novembre 1931, est inauguré le "Stade de la Forge" dont le terrain, planté avec des semences venues d'Angleterre s'il vous plaît, jouxte les usines de Sochaux. Il deviendra plus tard le "Stade Bonal", du nom d'un directeur sportif du club abattu par les Allemands (2). Il demeure un stade unique en France, non seulement par la qualité reconnue de sa pelouse, mais aussi par l'impression étonnante qu'il donne d'assister à un match au beau milieu d'une usine automobile. L'exemple de la "Coupe Peugeot" est brandi par tous les présidents de club partisans du professionnalisme. Au terme d'une réunion de la FFFA qui aura duré dix-sept heures, leur thèse finit par l'emporter et en septembre 1932 débute le premier championnat de France officiel. La cadence des matchs s'accélère et le club sochalien peine à s'adapter, d'autant que plusieurs de ses "pros" travaillent à l'usine avant de gagner le stade tout proche… Mais en 1935, une équipe de rêve - avec le fameux arrière Étienne Mattler, dix-sept saisons au club et futur grand résistant, et l'énorme avant-centre Roger Courtois - emporte le championnat. Après avoir embauché à prix d'or le bondissant gardien Di Lorto, elle conquiert deux ans plus tard la Coupe de France. L'équipe victorieuse compte six internationaux français et trois étrangers.

"La phalange des Lionceaux", première école de club



Cette politique coûteuse ne sera pas poursuivie après la guerre, d'abord pour ne pas choquer en période de restrictions, ensuite parce que les Peugeot ne veulent pas suivre la surenchère qui fait rage à partir des années cinquante. Le club disposera désormais d'un budget inférieur à beaucoup de ses compétiteurs. On ne lui demande pas de gagner de l'argent, mais, s'il veut compter sur le soutien de Peugeot, il ne doit pas lui en faire perdre. C'est alors qu'est créée à l'été 1949 une nouvelle institution qui deviendra le grand axe du club : "La phalange des Lionceaux". Les hommes du réseau Peugeot se font détecteurs de jeunes talents dans leur région. Recrutés puis logés au cercle-hôtel de la société, travaillant à mi-temps dans l'usine, formés au "moule Sochaux", ces onze jeunes pousses sont intégrées peu à peu dans l'équipe première. C'est la préfiguration de ces "écoles de club" qui permettra au football français de rivaliser avec des pays mieux armés côté supporters et mécènes, ou bien plus laxistes côté finances, voire les deux à la fois. Beaucoup des joueurs champions du monde en 1998 sont issus de ces "centres de formation" qui, à Nantes, à Cannes ou à Bordeaux, ont formé les Deschamps, Desailly et autres Zidane… Les entraîneurs de toute l'Europe s'efforcent aujourd'hui d'en kidnapper les meilleurs éléments à la sortie de l'école. La "phalange des Lionceaux" est aujourd'hui l'élément clé du club de football. Devenue "centre de formation aux métiers du football", l'école a investi depuis une demi-douzaine d'années l'ancienne demeure de Jean-Pierre Peugeot. C'est une énorme maison de pierre taillée transpercée de nombreuses petites ailes aux toits pointus, baptisée le "château du Bannot", qui domine la vallée du Doubs. Le rez-de-chaussée est devenu un internat pour les jeunes recrues de treize/quatorze ans. L'ancien oratoire est converti en salle de réunion. La salle de réception, à la hauteur de plafond vertigineuse avec sa galerie et son manteau de cheminée sans fin, sert désormais de salle de télévision. On peut y découvrir des petits Sénégalais ou de jeunes blondinets affalés sur des chaises d'école, les yeux rivés sur l'écran. Rien ne se perd chez les Peugeot ! À l'entrée, la conciergerie est salle de musculation et la "maison des chauffeurs", un externat pour les plus grands. On a ajouté un bâtiment scolaire où une trentaine de professeurs viennent assurer les cours, assistés par une quinzaine d'éducateurs non sportifs. Tout autour, les terrains de football ont même empiété un peu sur la propriété d'en face, celle de Roland Peugeot, un des deux fils de Jean-Pierre. Son fils, Eric, a été plusieurs années le vice-président du club. Il a quitté toute responsabilité au sein du groupe et c'est Christian Peugeot, le directeur du marketing Peugeot, frère de Robert, qui est désormais au côté d'un président à la poigne souriante, Jean-Claude Plessis.

Le centre de formation a sorti quelques pépites, comme Benoît Pedretti



Après quelques mésaventures qui ont fait descendre l'équipe première en seconde division, ces deux hommes ont décidé de structurer leur club comme une véritable entreprise. L'animation sportive est confiée à six anciens joueurs "qui ont l'histoire du club dans leur sang", selon les termes de leur président. Le Stade Bonal a été totalement rénové et agrandi. Et le centre de formation, qui absorbe un dixième du budget du club, a sorti quelques pépites : le brun Pierre-Alain Frau, attaquant rapide et efficace né à Montbéliard, et Benoît Pedretti, le blond, né à Audincourt, superbe leader et animateur d'équipe, un des rares "bleus" de l'Euro 2004 opérant dans le championnat français. C'est probablement l'un des piliers de la future équipe de France reconstruite par le nouveau sélectionneur Domenech, qui le connaît fort bien. Un championnat où l'équipe bleue et or s'est hissée aux premières places, jouant les compétitions européennes et gagnant par ailleurs la Coupe de la Ligue 2004. Mais, comme toujours, ses vedettes vont être happées par de grands clubs, tel l'Olympique de Marseille. C'est l'éternel revers de la gestion sage d'un groupe familial : on y jouit de perspectives stables, à long terme, mais avec l'impression, en permanence, d'y jouer "petit bras".


Philippe Gallard
(extrait de son livre "A l'assaut du monde")


(1) Devenus plus tard RAVI, ils furent parmi les premiers hard discounters du commerce français grâce à la diminution des frais fixes et à l'absence d'obligation de bénéfice. Tous les avantages sociaux énumérés ici visaient à fixer la main-d'œuvre en compensant la relative modicité des salaires.
(2) Sept directeurs de Sochaux ont été comme lui arrêtés et déportés pendant la guerre pour faits de sabotage. C'est grâce à un ingénieur de Sochaux, envoyé par les Allemands dans les usines Volkswagen, que les services secrets britanniques obtiendront le premier croquis des fameuses bombes volantes V1.
Photos : Musée de l'aventure Peugeot

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