Entretien avec Louis Schweitzer, PDG de Renault : "Une entreprise qui pense être installée est une entreprise dont le déclin a commencé"
...Le Journal de l'Automobile. Renault a affiché en 2004 des résultats exceptionnels. Imaginiez-vous, à votre arrivée dans l'entreprise en 1986, atteindre un tel niveau de performance ?
Louis Schweitzer. D'abord, j'espère que l'année 2004 ne restera pas exceptionnelle. Il s'agit de la meilleure année historique, c'est effectivement un record, mais les records sont faits pour être battus. Cela dit, c'est véritablement une très belle année, même une année superbe. Quant au fait d'imaginer atteindre un tel record et qui plus est quitter la présidence sur une performance pareille, je répondrai en deux temps. D'abord, quand je suis entré chez Renault, en 1986, je ne savais pas que je deviendrai président. En ce qui concerne la performance économique, lorsque l'on prend la direction d'une entreprise, ce qui a été mon cas en 1992, on a forcement et heureusement de solides ambitions pour cette dernière. Mais, à l'époque, beaucoup de gens condamnaient Renault en raison de sa taille critique, jugée trop petite. Je voulais que Renault survive, mais j'avais conscience que cela ne pouvait se faire sans grandir et sans se développer. Je me souviens d'une phrase que j'avais lue à l'époque : "Renault trop petit, trop seul, trop français !" Il s'agissait pour moi de changer cela et j'étais convaincu que Renault pouvait l'accomplir. J'ai toujours eu une grande affection pour l'entreprise Renault, ainsi qu'une énorme confiance en sa capacité à réussir. Bien évidemment, cela n'exclut pas certains échecs comme Volvo, mais au fond, le projet initial se réalise.
JA. Vous venez d'évoquer Volvo, l'échec de cette fusion a-t-il accéléré le processus de privatisation de Renault ?
LS. Clairement, je peux dire que l'échec de la fusion avec Volvo est largement dû au fait que l'Etat français a mis plus de deux ans à se décider. Cet événement a démontré que si Renault voulait se développer, un niveau d'autonomie qui impliquait sa privatisation était impératif. A partir de cette date, effectivement, la privatisation de Renault est devenue une priorité.
JA. Avez-vous alors rencontré des difficultés pour convaincre le pouvoir politique de l'époque ?
LS. Il y avait une inquiétude car la Régie était plus qu'une entreprise, c'était un symbole. La crainte que cette privatisation suscite des troubles, des manifestations étaient bien présente. Cependant, j'avais la conviction contraire car je savais que le personnel de Renault pensait à son entreprise et qu'il souhaitait qu'elle dispose de tous les moyens pour se développer. Il n'y a pas eu de problème, et cela ne m'a pas surpris.
JA. Aujourd'hui, on ne peut pas parler de Renault sans évoquer Nissan, ce formidable pari. Vous attendiez-vous à ce que l'Alliance soit productive aussi rapidement ?
LS. J'étais convaincu de la réussite de cette alliance. Quant à sa capacité à être productive rapidement, nous ne pouvions pas attendre très longtemps. En effet, Renault avait mis, si je puis dire, toutes ses économies dans Nissan et nous ne pouvions en aucun cas envisager une "rallonge". Mais il est vrai que cela a été plus rapide que je ne le pensais, de l'ordre de 12 à 18 mois plus rapide. De plus, le fait que Nissan soit non seulement parmi les bons constructeurs, mais également le meilleur des japonais, a été une bonne surprise.
JA. Autre projet marquant de votre présidence, la Logan. Un nouveau pari gagné ?
LS. Sa réussite est en bonne voie. L'une des vertus de Renault est de savoir faire des paris. L'Alliance avec Nissan illustre parfaitement cela, puisque aucune autre entreprise n'a jamais relevé un tel défi. Il en est de même avec Logan. Nous sommes les premiers à avoir engagé un tel programme et, maintenant, j'entends dire que d'autres sont sur le point de nous suivre. Il y a chez Renault une véritable culture du pari, Scénic ou Twingo en sont encore des témoignages. Cela dit, il ne suffit pas de faire des paris, encore faut-il les gagner. Nous avons décidé de ne pas en relever certains, comme la Smart. Il faut choisir entre plusieurs options et il s'agit bien là de la pleine responsabilité du chef d'entreprise.
JA. Grâce à ce réel changement de dimension, le groupe Renault vous semble-t-il bien armé pour franchir de nouvelles étapes ?
LS. L'Alliance Renault-Nissan est aujourd'hui le 4e constructeur mondial. Notre objectif est d'être dans les trois premiers, les trois premiers en qualité, les trois premiers en technologie et les trois premiers en résultats. Cela dit, il est raisonnable de se poser cette question : est-ce que de nouvelles opportunités se présenteront ? J'en suis convaincu. Sommes-nous à l'abri de tous risques ? J'affirme qu'une entreprise qui pense être installée est une entreprise dont le déclin a commencé. Une entreprise doit toujours vivre avec la pression de la réussite. Les réussites, aussi belles soient-elles, ne garantissent pas l'avenir. Renault fonctionne avec cette dynamique qui colle également à l'état d'esprit de Carlos Ghosn.
JA. Justement, après avoir passé le relais à Carlos Ghosn en avril prochain, quel sera votre rôle dans l'entreprise ?
LS. En tant que président du conseil d'administration, je ne serai ni superviseur, ni copilote. Je suis aujourd'hui le patron de Renault, demain ce sera Carlos Ghosn. Le président du conseil d'administration veillera à ce que l'on appelle la bonne gouvernance de l'entreprise, c'est-à-dire au bon fonctionnement de ses institutions. Il ne faut pas voir dans le président du conseil de surveillance un tuteur. Le patron de l'entreprise est pleinement responsable.
JA. En 1996, lorsque vous avez recruté Carlos Ghosn, aviez-vous déjà à l'esprit ce passage de relais ?
LS. Durant la phase de recrutement, j'avais exposé à un chasseur de têtes un profil particulièrement détaillé dont l'une des caractéristiques était celle de pouvoir me succéder le moment venu. Carlos Ghosn est donc entré dans l'entreprise avec une fonction bien définie et je lui ai dit que s'il réussissait, il serait mon successeur. Il a réussi.
JA. Malgré tout, dans ce tableau quasi parfait, il y a eu des moments difficiles.
LS. Il y a eu deux événements qui m'ont marqué. Le premier, nous l'avons déjà évoqué, est l'échec de la fusion avec Volvo. C'était un projet sur lequel j'avais beaucoup travaillé, nous avions même signé l'accord. Je l'ai douloureusement vécu, mais il faut se relever très vite après une telle déception. Le second moment difficile, qui est d'une tout autre nature, est la décision de fermer l'usine de Vilvoorde. Là, ce n'est pas un "coup" qui m'est venu de l'extérieur, c'est une décision que j'ai prise. Cela n'a pas été une décision facile, de celles que l'on redoute et que l'on n'aime évidemment pas prendre, mais j'ai pensé qu'elle était vraiment nécessaire, malgré les nombreuses attaques qu'a ensuite subies et endurées Renault. Toutefois, je considère encore aujourd'hui que j'ai eu raison, cette décision a permis le rebond qui a conduit Renault à sa position actuelle.
JA. Vous avez eu une carrière dans le public puis dans le privé. Existe-t-il des similitudes entre elles ? Et laquelle avez-vous préféré ?
LS. Ces deux fonctions ne sont pas totalement différentes. Que l'on soit dans le public ou dans le privé, il s'agit toujours de conduire des hommes. C'est une vocation que j'avais, certains ne l'ont pas ou en ont de différentes. Puis la politique, l'administration et l'entreprise ont en commun leur taille ; il s'agit de grosses structures qui exigent qu'on ne progresse qu'en convainquant. Il est impossible de faire avancer les gens contre leur gré, il faut emporter leur adhésion. En second lieu, en entreprise comme en politique, le patron doit décider. Voilà pour les points communs. Alors, laquelle ai-je préférée ? Je dirais que la grosse différence est la responsabilité. Chez Renault, je suis entièrement responsable de ce que je fais, je ne travaille pas à une place donnée dans une structure établie. Incontestablement, c'est à la tête de Renault que j'ai passé mes meilleurs moments.
Propos recueillis par Christophe Jaussaud
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