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Constructeurs

Dossier IA – Luc Julia, Renault Group : "Les meilleurs ingénieurs IA dans la Silicon Valley sont français"

Publié le 16 décembre 2024

Par Nabil Bourassi
11 min de lecture
Au moment où l’industrie automobile accélère sa transformation, les questions autour de l’intelligence artificielle se multiplient sur les enjeux financiers, mais également sur le rapport de force entre les Européens et le reste du monde. Pour Luc Julia, qui chapeaute l’IA chez Renault et sa filiale Ampere, l’Europe dispose de toutes les ressources pour reprendre le leadership.
Luc Julia Renault Group Ampere IA
Luc Julia est le directeur scientifique de Renault Group et le directeur intelligence artificielle d’Ampere. ©Renault

Le Journal de l’Automobile : On parle beaucoup d’IA… Mais de quoi parle‑t‑on exactement et faut‑il en avoir peur ?

Luc Julia : C’est une bonne ques­tion parce que l’IA existe en réa­lité depuis des milliers d’années. L’homme a inventé des machines qui étaient capables de faire des choses à sa place. Au XVIIe siècle, Pascal avait conçu la première machine à calculer. C’était de l’intelligence artificielle. Si on revient à l’IA au sens de l’époque contemporaine, on peut dire que le premier protocole a été établi en 1958 lorsque des scientifiques ont construit un modèle statistique, mais très vite, on entre dans l’hiver de l’IA. L’IA évolue au fil des an­nées et puis arrive Internet et l’IA entre dans une autre dimension avec les data. Et là, on dispose de beaucoup, beaucoup, beaucoup de données et les modèles d’IA statistique reprennent des couleurs.

 

C’est à ce moment‑là que le nom d’intelligence artificielle apparaît. Pour la petite histoire, le premier protocole d’analyse de ces don­nées, c’est un reconnaisseur de chats, parce qu’on s’aperçoit qu’on trouve quantité de photos de chats sur Internet. On lui a donné 100 000 photos de chats et il a en­suite été capable de reconnaître des chats à 98 %. C’est extraordinaire mais un humain n’a pas besoin de 100 000 photos de chats pour être en capacité d’en reconnaître un. Alors, on s’aperçoit que notre sys­tème d’IA doit apprendre, c’est le deep learning. Tout va très vite car les ordinateurs sont toujours plus puissants.

 

En 2016, lorsque pour la première fois, un ordinateur bat un Sud‑Coréen dans un jeu de go, il a fallu mobiliser jusqu’à 4 000 W de puissance en semi‑conducteurs. Le joueur humain en face dispose au maximum d’un équivalent de 20 W. Sauf que cet humain est ca­pable de faire plein d’autres choses avec ses 20 W : cuisiner, jouer aux dames… Pour que notre ordina­teur de 4 000 W joue aux dames, il faut tout recommencer depuis le début. Je pense donc qu’on peut tous s’arrêter deux secondes, respi­rer un grand coup avant de s’alar­mer sur tout ce que j’entends au­tour de l’IA qui va nous remplacer.

 

ChatGPT représente envi­ron 1 200 milliards de paramètres. ©AdobeStock-metamorworks

 

J.A. : L’IA générative va plus loin que jouer aux dames…

L. J. : L’IA générative, c’est juste la dernière évolution en date de l’IA statistique telle qu’on la connaît de­puis un certain temps maintenant et qui profite simplement de l’immense progrès de notre capacité de calcul des données pour atteindre des sommets qu’on pourrait qua­lifier de déraisonnables. À titre d’exemple, ChatGPT, c’est envi­ron 1 200 milliards de paramètres. On est à des années‑lumière des 100 000 photos de chats. Imaginez l’énergie nécessaire pour calculer tout ça. Ce n’est pas soutenable. Il faudra donc trouver des modèles plus spécialisés à l’avenir.

 

J.A. : L’IA, est‑ce fiable ?

L. J. : Pour que l’IA reconnaisse les chats, il fallait lui montrer des chats. Ainsi, l’IA répète ce qu’on lui a appris et comme Internet est truf­fé de fake news, il y a donc un su­jet autour de la pertinence de l’IA. Une expérimentation a été menée par des universitaires sur des ques­tions simples posées à l’IA. On s’est aperçu que seulement 64 % de ses réponses étaient vraies. Imaginez que 36 % des réponses de votre col­laborateur soient fausses ? Vous ne le qualifieriez certainement pas de fiable et vous le changeriez.

 

J.A. : Faut‑il réguler l’IA ?

L. J. : Évidemment ! Parce que l’IA, c’est un outil et comme tous les outils, il peut être utilisé à bon ou à mauvais escient. Donc, oui, il faut réguler… Mais certainement pas à la manière de l’Europe. Vous connaissez la plaisanterie ? "Aux États‑Unis, on invente. En Chine, on copie. En Europe, on régule." Le problème, c’est que l’Europe ne ré­gule pas, elle interdit. Elle interdit des technologies au lieu d’interdire certains champs de leur application. Exemple : les caméras de reconnais­sance faciale. C’est une formidable invention, utile pour un tas de cas d’usage. Mais en Chine, ils s’en servent pour le social scoring. En Europe, plutôt que d’interdire le so­cial scoring, on interdit la caméra à reconnaissance faciale. Et pour faire bouger la moindre ligne dans les textes au niveau des institutions eu­ropéennes, cela prend dix ans… En face, aux États‑Unis, la régulation, c’est simple, il n’y en a pas.

 

 

J.A. : L’Europe est‑elle donc à la traîne ?

L. J. : Il faut faire très attention quand on dit ça, parce qu’en réalité, en Europe, et plus particulièrement en France, nous sommes les meil­leurs du monde en matière d’IA. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les médailles Fields (le prix Nobel des mathématiques, NDLR). Et je peux vous confirmer que depuis 30 ans, tous les chefs de l’IA dans la Silicon Valley sont français. Nous sommes reconnus comme des dieux de l’IA là‑bas, mais pas ici. Cherchez l’erreur. Depuis 2013, cela va mieux, avec Fleur Pellerin, ou la start‑up nation qu’on moque beaucoup. Un nouvel esprit en­trepreneurial anime la France et des choses incroyables émergent. Les jeunes ne partent plus aux États‑Unis à 18 ans, comme moi, parce qu’on est bien plus capable d’accueillir leurs idées.

 

J.A. : Quel est le problème en France ?

L. J. : C’est le venture capital. Les start‑up arrivent à se financer en France parce que les pouvoirs pu­blics donnent une impulsion. C’est plutôt dans la phase scale‑up qu’il n’y a plus personne, alors que c’est à ce moment‑là qu’elles ont be­soin d’argent pour se développer. La culture de l’échec n’existe pas en Europe. Ici, nous stigmatisons l’échec. Aux États‑Unis, on le valo­rise comme un apprentissage. Un investisseur aura donc plus de réti­cences à investir dans une start‑up en France qu’aux États‑Unis par peur de l’échec.

 

J.A. : Est‑ce que l’IA est une question de vie ou de mort pour un constructeur automobile ?

L. J. : Ce qui est certain, c’est qu’un constructeur qui n’investit pas cette technologie a de bonnes chances de devenir obsolète. Alors, comme je réfutais l’idée que l’IA était une ré­volution, mais plutôt une évolution mathématique, à l’inverse, il faut bien voir qu’on a une révolution des usages. Et si je ne rentre pas dans cette révolution, je passe à côté de quelque chose. Mais le vrai sujet, c’est d’abord comprendre à quoi servent ces outils et ce qu’ils peuvent nous apporter.

 

Beaucoup de métiers ont pensé qu’ils seraient remplacés. Il a fallu leur montrer qu’en réalité, l’IA les aiderait à être meilleurs. Les designers, par exemple, vont pou­voir être encore plus créatifs grâce à de nouveaux outils IA. L’IA ne rem­placera pas l’humain. Si nous, nous ne le faisons pas, c’est le concurrent en face qui le fera et sera plus effi­cace que nous. On n’ira pas forcé­ment plus vite, mais on fera mieux. Et ça, ça change tout.

 

L’autre sujet, c’est d’identifier tous les cas d’usage. Et dans l’automobile, vous avez des tas de métiers différents, dont cer­tains que je ne connaissais pas. Soit autant de cas d’usage dans lesquels l’IA a un rôle à jouer. On a identifié une centaine de cas dans les fonc­tions de support, le design, les ventes, le marketing, etc. Ce n’est pas terminé, il y a certainement des milliers de cas d’usage, mais c’est déjà un bon début car l’objectif, c’est aussi de peaufiner la maturité de cette technologie et notre propre maturité face à elle. Chez Renault, nous avons 105 000 salariés… L’enjeu de formation est immense mais nécessaire parce qu’il nous permet d’affiner notre connaissance des cas d’usage.

 

J.A. : Certains de vos concurrents ont créé d’énormes structures dédiées à cette technologie…

L. J. : C’est une grosse erreur. Dans mon service, nous sommes 7 ingé­nieurs purement IA… Demain, on sera peut‑être 20. Pas 4 000 comme ailleurs, 20 ! Ensuite, il y a environ 300 personnes qui travaillent sur de la data science. L’idée c’est que dans chaque service, une personne ait une approche IA. C’est comme ça que nous pouvons identifier les cas d’usage directement dans l’opé­rationnel de terrain. Il n’est donc pas utile d’avoir une armée d’ingé­nieurs IA, mais de bien cartogra­phier les besoins et les individus et trouver les bonnes solutions opé­rationnelles.

 

Un constructeur qui n’investit pas dans l'IA aujourd'hui a de bonnes chances de devenir obsolète. ©AdobeStock-Who is Danny

 

J.A. : N’est‑ce pas plus efficace de s’ap­puyer sur un écosystème de start‑up plutôt que tout internaliser en par­tant d’une feuille blanche ?

L. J. : La start‑up chez Renault, c’est moi. Alors, bien sûr, on va chercher des trucs ailleurs. Mais Renault avait besoin que j’apporte une culture de la start‑up pour ne plus avoir peur d’y avoir re­cours. Parce que le problème d’une start‑up, c’est qu’elle peut mourir du jour au lendemain. Cela fait courir un risque opérationnel pour nous. On a appris à gérer ça.

 

J.A. : À quel horizon va‑t‑on voir des pro­duits qui comportent de l’IA ?

L. J. : Là, maintenant. On a déjà mis en place des outils et nous sommes en train de les déployer. Vous verrez que nous pourrons concevoir des voitures plus rapide­ment grâce à eux.

 

J.A. : Est‑ce que le SDV (software defined vehicle) est l’aboutissement ultime de ce que peut offrir l’IA ?

L. J. : Oui, alors le SDV, c’est pour occuper les médias. Oui, le SDV, c’est intéressant, on va pouvoir créer des modules, ajouter des fonc­tionnalités. Ce sera moins de hard­ware, plus de software. Avant, nous avions des dizaines d’ordinateurs dans une voiture, demain nous en aurons trois. Nous pourrons faire des choses que nous ne pouvions pas faire avant. Donc, oui, le SDV est une architecture intéressante et sera incontournable pour un constructeur automobile. Mais l’IA recouvre bien plus de champs que cela : les fonctions de support, le marketing… Les gains pour l’entre­prise y sont tout aussi importants. Et je connais des constructeurs qui ont construit des architectures SDV avec 40 ingénieurs.

 

 

J.A. : L’IA représente‑t‑elle un lourd in­vestissement ?

L. J. : Cela dépend. Établir un pro­tocole IA dans la distribution par exemple, ça ne coûtera pas cher. Ce qui coûtera cher, c’est son déploie­ment. Après, oui, concevoir une ap­plication IA nécessite de la ressource et du temps de développement. Ce n’est pas gratuit. Il faut mettre cela en perspective avec les gains.

 

J.A. : Faut‑il établir des standards pour fluidifier le marché ?

L. J. : Les standards, ça n’existe pas. Même sur des choses sim­plissimes comme les prises élec­triques. Vous allez en Angleterre ou aux États‑Unis, il faut une prise différente, l’ampérage n’est pas le même… Dans les technologies, c’est pareil. À chaque fois qu’on tente d’établir des standards, il y a toujours une entreprise qui veut implémenter sa propre techno pour se distinguer ou simplement par ego.

 

J.A. : Les Gafam n’ont‑ils pas déjà une lon­gueur d’avance sur les constructeurs ?

L. J. : Il y a des cycles même chez les Gamam, parce que Facebook, ça s’appelle Meta maintenant. Regardez Google. Ils ont commencé leurs tra­vaux sur les voitures il y a douze ans. Ils ne vendent toujours pas de voitures. Ils ont retravaillé leur méthode en créant Waymo, justement pour des problématiques de taille. Meta, Ama­zon, Apple… ils tentent de rattraper leur retard. Microsoft a eu le nez suffisamment fin pour investir dans OpenAI au moment de sa création, ils en bénéficient donc aujourd’hui. Mais concrètement, Waymo, qui est probablement le plus avancé, perd de l’argent, ils viennent d’ailleurs de lever cinq milliards de dollars, et fait tourner quelques centaines de voitures entre San Francisco et Phoenix, avec un prix deux fois plus cher qu’un Uber.

 

 

J.A. : Oui mais les constructeurs automo­biles, européens notamment, n’en sont pas là…

L. J. : Oui, mais ils vont rattraper. Je vous rappelle que nous avons les meilleurs ingénieurs. Et la bonne nouvelle, c’est que Google a déjà es­suyé pas mal de plâtres, ça va nous éviter de passer 12 ans à les rattra­per. Il faudra juste revoir les règles de régulation européennes pour nous donner les moyens d’y arriver. Parce qu’au final, il n’y aura de la place que pour trois acteurs.

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