José Baghdad (PwC) : "Le logiciel va devenir le chef d'orchestre de la voiture"
Journal de l’Automobile : Quelle part va prendre le software dans l’automobile ?
José Baghdad : Dès que l’on parle d’électronique, on pense logiciel. Derrière chaque nouveau composant électronique, dès que l’on embarque de l’intelligence, on met du logiciel. Celui‑ci peut être assez basique, mais il devient de plus en plus complexe. L’électrification du véhicule rend également le rôle mécanique de la voiture moins prépondérant… Le logiciel va être essentiel en devenant une sorte de tour de contrôle de tous ces éléments. Le moteur et, demain, la batterie se placent au milieu de l’ensemble mécanique pour faire rouler la voiture. Mais le logiciel va devenir le chef d’orchestre qui permettra de s’assurer que tout travaille de façon cohérente, sécurisée, en proposant de plus en plus d’expériences autour de la mobilité. On voit que la valeur du software d’une manière générale va augmenter dans les prochaines années pour représenter 60 % de la valeur ajoutée perçue dans le véhicule. Le reste sera considéré comme des commodités. La vraie valeur sera le software dont l’importance va croître de 300 %. Et en parallèle, le coût de développement de logiciels dans les prochaines années va augmenter de 83 % que ce soit sur le véhicule connecté ou la conduite autonome. Ce sera un investissement majeur pour les constructeurs.
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J.A. : Tesla a été l’un des premiers constructeurs à développer son propre système d’exploitation de véhicule, comme Apple a pu le faire avec iOS. Les autres constructeurs ont‑ils réellement pris conscience du rôle crucial du logiciel dans le futur ?
J.B. : D’autres constructeurs ont également pris la mesure de cette importance. D’ailleurs, Volkswagen a annoncé un plan d’investissement de plus de 20 milliards d’euros dans le logiciel. La différence, c’est que Tesla est parti d’une feuille blanche en plaçant l’expérience du client au cœur de la stratégie. Historiquement, la culture des constructeurs est plutôt une culture d’ingénieur où le produit est mis en avant par rapport au service du client. Mais ce virage est pris aujourd’hui par les principaux acteurs que ce soit dans la façon d’appréhender la construction, le design d’un véhicule ou la valeur à y placer. L’innovation doit désormais se positionner au service des clients. Il ne s’agit plus de se faire plaisir en tant qu’ingénieur sur des innovations mécaniques qui apportent peu. Mais ce changement de culture se place également dans le marketing. La force de Tesla est aussi de rendre son offre simple, claire, lisible et premium. Un client Tesla sait exactement ce qu’il achète.
"Il ne s’agit plus de vendre un véhicule mais une offre de mobilité et des services à l’intérieur du véhicule"
J.A. : Les constructeurs ont déjà entamé ce mouvement vers une offre simplifiée et à des prix fixes ou presque. Comment cela va‑t‑il se traduire concrètement ?
J.B. : C’est un changement radical pour les constructeurs pour simplifier et faire des modèles packagés dédiés à la famille, à la conduite sportive… L’avantage du software, c’est que beaucoup d’options seront présentes dans le véhicule, mais pas actionnables dès l’origine. C’est ce que fait Tesla également avec 100 % des options fournies, mais dont seulement 50 % sont débloquées par le logiciel. Aux clients ensuite de choisir.
J.A. : Comment les constructeurs vont‑ils se rémunérer sur la vente de ces services ?
J.B. : C’est tout l’enjeu ! Auparavant, beaucoup d’options n’étaient pas valorisées. Mais il va falloir les monétiser pour qu’elles ne soient pas consommées comme des commodités. C’est la grande question de demain ! C’est même un enjeu culturel de groupe qui nécessite de montrer la valeur apportée sans considérer que tout est acquis. La mutation, ensuite, consistera à vendre ces services. Il ne s’agit plus de vendre un véhicule mais une offre de mobilité et des services à l’intérieur du véhicule pour avoir la meilleure expérience possible que ce soit en le connectant à votre smartphone, regarder des films, avoir accès à la voiture autonome ou encore la sécurité à la conduite…
J.A. : La valeur créée ne porte‑t‑elle donc plus sur le véhicule en lui‑même mais sur les prestations embarquées ?
J.B. : Absolument. C’est un changement très important pour les constructeurs dont le business model va évoluer. Cette mutation change toute la chaîne de valeur sachant que certains de ces services ne sont pas maîtrisés par les constructeurs, mais par des start‑up, des opérateurs de télécoms et des équipementiers qui portent l’essentiel de l’innovation, notamment sur le software. L’enjeu repose sur la manière dont le constructeur se positionne dans un écosystème où il a de moins en moins de maîtrise et va devenir le fournisseur de services et l’agrégateur de ces derniers sans être cannibalisé par les autres acteurs.
"Une guerre des talents va faire rage dans ce domaine. Ces derniers vont‑ils vouloir aller d’abord chez un constructeur ou chez des Gafam ? Rien n’est sûr"
J.A. : Quels sont les principaux concurrents des constructeurs sur la vente de ces services ? Les Gafam sont‑ils toujours les premiers d’entre eux ?
J.B. : Beaucoup d’acteurs extérieurs à l’automobile sont intéressés par ce sujet : les Gafam, bien sûr, mais pas uniquement. Beaucoup de start‑up dans le domaine de la donnée ou de la santé sont de potentielles concurrentes. Et notamment les acteurs du leasing et donc les banques qui, demain, seront les providers de services. Il y a encore quelques années, seul le monde de l’entreprise les intéressait. Désormais, ils s’adressent aux particuliers : leur champ d’action va s’élargir.
J.A. : Pour déjouer ces nouvelles concurrences, les constructeurs doivent‑ils internaliser ces nouvelles compétences ?
J.B. : Pas forcément, plusieurs options existent. Soit le constructeur internalise, comme le fait le groupe Volkswagen. Ce dernier a déclaré vouloir être le plus grand éditeur de logiciels en Allemagne dans les prochaines années. Ce qui constitue une très forte ambition. L’autre solution consiste à travailler avec un certain nombre de partenaires. C’est le choix de certains acteurs qui élaborent un écosystème avec des partenariats solides leur permettant de garder l’essentiel de la valeur et de sous‑traiter à des partenaires des éléments où ils sont moins légitimes et où la valeur ajoutée ne serait pas aussi bonne. Le risque est quand même que la qualité ne soit pas conforme aux standards et que l’expérience proposée soit décevante. Volkswagen fait un très gros pari. Mais il faut bien comprendre qu’une guerre des talents va faire rage dans ce domaine. Ces derniers vont‑ils vouloir aller d’abord chez un constructeur ou chez des Gafam ? Rien n’est sûr.
J.A : La stratégie de Stellantis ou celle de Renault avec la Software République peuvent‑elles s’avérer plus gagnantes ?
J.B. : C’est une approche plus pragmatique et qui pourrait être plus efficiente. La difficulté est de pouvoir être un bon chef d’orchestre avec un tas de partenaires qui pourraient être différents et de garder le bon positionnement pour rester au cœur de ces nouvelles valeurs ajoutées. Il y aura forcément des tensions sur ce terrain de jeu, car chacun voudra tirer la couverture à soi au maximum. Mais c’est important de passer cette étape. Pour étendre son offre dans le futur, il faut d’abord avoir acquis ces enseignements.
J.A. : Tous les constructeurs ont‑ils pris la mesure de cette évolution ?
J.B. : Oui, mais ils n’ont pas forcément les mêmes moyens pour y aller. Des alliances seront indispensables. Pour les constructeurs américains, qui doivent faire face à la concurrence de Tesla, ce sera plus compliqué. Et comme ils ont déjà du retard sur la voiture électrique, ils voient également de manière moins prégnante le besoin de se transformer aussi vite. A contrario, les constructeurs japonais et coréens ont bien pris le pli. Le cas de Toyota est très intéressant d’ailleurs. Ils ont fait le même constat que Volkswagen en internalisant beaucoup de choses, mais avec des investissements très pragmatiques. Ce qui leur permettra de conserver beaucoup d’avance dans les prochaines années. Toyota s’adapte très vite, mais sans faire beaucoup de bruit. C’est le modèle, avec Tesla pour le marketing, qui est suivi par tous les grands constructeurs aujourd’hui. C’est la référence.
J.A. : Pour vendre des services, la data est indispensable. Est‑ce la raison pour laquelle les constructeurs changent leur modèle de distribution ?
J.B. : Le prisme est en partie seulement celui‑là. Mais c’est surtout le mode de fonctionnement des clients qui a changé. Aujourd’hui, ces derniers vont en concession pour négocier ou faire l’essai du véhicule. Tout le reste a été décidé au préalable sur Internet : les motorisations, les couleurs, les options… Mais ils ne pouvaient pas aller jusqu’au bout de leur démarche. Or, ce continuum d’expériences est nécessaire et permet de capter les informations du client. S’assurer qu’il est bien identifié, connu et que l’offre est homogène partout en France est essentiel. Aujourd’hui, le client sait qu’il est facile de jouer la guerre des prix. Et le même véhicule, vendu chez deux concessionnaires, peut avoir des tarifs différents, parce que l’un d’entre eux a décidé de vider ses stocks et l’autre a besoin de garder un peu de marge.
J.A : Connaît‑on cet écart moyen de prix facturé ?
J.B. : Difficile à dire mais les constructeurs indiquent tous faire des efforts surhumains, sur toute la chaîne, pour proposer des voitures optimisées en termes de coût. Et ces économies réalisées sont perdues dans le processus de vente, in fine, par des concessionnaires qui accordent des remises faisant perdre beaucoup de valeur. S’assurer d’une harmonisation des prix plus forte est important, mais cela implique de revoir le rapport entre constructeurs et concessionnaires avec des risques opérationnels.
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