Maxime Picat, Stellantis : "L’industrie ne peut plus naviguer à vue en fonction des pressions sur une technologie"
Journal de l’Automobile : L’industrie automobile connaît, après une année où la production a été mise à l’arrêt, une pénurie dans l’approvisionnement en semi‑conducteurs. Comment le groupe Stellantis est‑il touché ?
Maxime Picat : Nous avons été impactés assez tardivement par ce phénomène, mais il est vrai que nous en subissons les conséquences partout où nous sommes présents dans le monde, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe. Honnêtement, bien malin est celui qui peut nous dire quand cette pénurie sera résolue. L’ensemble des fabricants de composants nous explique que le deuxième trimestre 2021 va encore être difficile. Nous allons vivre des périodes compliquées et ce sera un sujet d’actualité pour encore de nombreux mois. Face à cette situation, nous ne pouvons faire qu’un travail extrêmement serré avec les fournisseurs, pour accélérer les flux et minimiser les impacts logistiques. Par ailleurs, nos équipes d’ingénierie essaient de trouver des solutions techniques pour être capables de remplacer un composant par un autre. Si dans certains cas, c’est possible, pour d’autres, nous savons que nous devrons faire avec cette pénurie.
J.A. : Pouvez‑vous chiffrer l’impact sur votre production ?
M.P. : Quelques milliers de voitures pour l’instant. L’impact sur notre business est certain, mais dans un contexte où le marché européen lui‑même est faible. Cela permet d’en atténuer la portée. Mais comme nos carnets de commandes sont plutôt bien remplis et que la dynamique commerciale, malgré la situation, n’est pas mauvaise, les effets sont bel et bien mesurables.
J.A. : Cette crise aurait‑elle pu être évitée ?
M.P. : Dans cette affaire, nous nous sommes rendu compte que nous étions un peu piégés. En permanence, nous avons éclairé la route de nos fournisseurs en leur communiquant nos prévisions de volumes. Force est de constater que quelque part, quelqu’un dans le système n’a pas cru au redémarrage de l’industrie automobile. Alors, bien sûr, nous pouvons revenir sur le sujet de l’intégration verticale, sur la multiplication des fournisseurs, s’il ne faut pas doubler les volumes de tous les composants, comme à chaque fois que nous vivons une crise de ce type. Mais dans tous les cas, nous arrivons à des aberrations économiques qui font que personne n’a pris de mesures structurelles pour intégrer totalement ce business. D’autant que l’industrie automobile n’utilise que 10 % de la production totale de ces semi‑conducteurs, donc la capacité à rentabiliser cette intégration est extrêmement compliquée. En revanche, avec cette crise, nous sommes obligés de nous occuper de nos fournisseurs de rangs N‑2 et N‑3. Forcément, on challenge beaucoup nos fournisseurs N‑1, c’est la raison pour laquelle ils ne nous ont pas prévenus.
Retrouvez notre émission spéciale sur la remise du prix de l'Homme de l'Année, en compagie de Maxime Picat avec les témoignages de Denis Duchesne, Philippe Varin (président du Conseil d'administration de Suez), Gilles Le Borgne (directeur de l'ingénierie du groupe Renault et Homme de l'année 2019) et Carlos Tavares, directeur général de Stellantis.
J.A. : Cette pénurie remet en lumière, s’il en était besoin, la dépendance de l’industrie automobile à certains marchés, comme celui de la batterie pour les véhicules électriques. À quelle échéance espérez‑vous récupérer une certaine maîtrise sur cette chaîne, grâce notamment à la création d’Automotive Cells Company (ACC) ?
M.P. : Notre manière d’exécuter notre intégration verticale sur la partie des véhicules électrifiés, qu’ils soient hybrides rechargeables ou électriques, a comme premier objet de garder le contrôle de l’outil de mobilité, qui est le groupe motopropulseur, comme nous l’avions fait dans le passé avec les moteurs thermiques. Cela doit rester un élément fondamental d’un constructeur automobile. Ce phénomène est renforcé par notre volonté de donner de la pérennité à nos usines. Le moteur électrique et les réducteurs, qui sont l’équivalent de la boîte de vitesses, nécessitent beaucoup moins d’heures de travail par véhicule que sur un modèle thermique. Cette intégration verticale nous permet de garder de l’activité en interne. Le dernier élément, la batterie en elle‑même, a un sourcing uniquement asiatique, avec des inconvénients connus : la régionalisation, les risques supplémentaires, le coût logistique et les impacts CO2… Tout ça nous a amenés à décider de l’intégration de la batterie. C’est aussi la raison pour laquelle, nous n’allons pas tout basculer sur ACC, notre coentreprise avec Total Saft. Nous allons continuer à diversifier nos sources d’approvisionnement et à acheter des batteries en Asie, en parallèle de celles que nous allons fabriquer. Mais aller plus loin que la batterie, comme avec l’achat de mines de matières premières, serait difficile. Si vous multipliez l’intégration verticale, vous allez trouver toute une série d’éléments où vous n’êtes plus du tout compétitifs.
Maxime Picat, en compagnie de Philippe Varin, président du conseil d'administration de Suez, lors de l'émission spéciale du Journal de l'Automobile
J.A. : Savez‑vous à terme quelle part de votre approvisionnement viendra d’ACC ?
M.P. : Non, tout dépend de la vitesse à laquelle nos investissements vont croître et à laquelle le marché va s’électrifier. Nous allons essayer de garder cette part équilibrée. Au fur et à mesure que les perspectives de marché se préciseront, nous aurons intérêt à faire monter en puissance ACC, en parallèle d’autres fournisseurs, selon les règles du marché. À chaque nouvelle génération de technologies avec une amélioration de sa chimie et du prix, nous organiserons des consultations avec les fournisseurs. Et la batterie restera un achat comme les autres, même si l’objet est un peu spécifique. C’est l’organe le plus impactant au niveau du coût du véhicule.
J.A. : Comment va évoluer la part de la batterie dans le tarif d’un véhicule électrique ?
M.P. : Le prix de la chimie va baisser et, en parallèle, les constructeurs vont amener de plus en plus de batteries embarquées jusqu’à ce que l’on arrive à des autonomies de 500-700 km et là, on aura atteint un niveau où il n’y aura plus que des baisses de prix. Enfin, je l'espère.
J.A. : Depuis le début de l’année, on assiste à un certain essoufflement des marchés des véhicules électriques, malgré les aides et bonus accordés. Ne craignez‑vous pas un désaccord entre la demande des automobilistes et ce que souhaite par voie réglementaire la Commission européenne ?
M.P. : Les constructeurs regrettent toujours quand il n’y a pas de neutralité technologique, cela bride la créativité et l’ingéniosité de l’industrie. C’est d’ail‑ leurs ce phénomène qui a amené à pousser le diesel dans les années 70 et à le rejeter dans les années 2010. Notre rôle est de dire qu’il faut de la cohérence et vous savez bien que Carlos Tavares a plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme sur la technologie électrique. Bientôt, la Commission européenne va regarder son bilan environnemental du puits à la roue et nous savons que celui‑ci ne s’affiche pas à zéro, bien qu’il soit vertueux. Il est très difficile pour une industrie lourde comme la nôtre de naviguer à vue en fonction des pressions sur une technologie, un véhicule, d’avoir des changements et des coups de barre européens, nationaux, voire maintenant au niveau des villes et d’essayer de naviguer au milieu de tout ça, sans que le service rendu au citoyen ne soit amélioré. Nous demandons juste à avoir un peu de temps pour travailler les choses proprement et à ne pas être en permanence à découvrir le contenu de la dernière norme à la dernière minute, ce qui nous oblige à développer des technologies très vite avec un impact pécuniaire pour le client. Les constructeurs savent s’adapter, mais nous voulons que la mobilité reste une liber‑ té et non pas un luxe. Nous devons combattre pour préserver cette liberté, trouver les solutions pour faire baisser le coût des batteries et améliorer l’efficacité des véhicules. Mais il n’est pas exclu, effectivement, qu’il y ait un divorce entre les directions imposées et la perception des consommateurs. Il y a quelques exemples dans le passé sur les prix à la pompe et notamment la crise des Gilets jaunes.
Nabil Bourassi (journaliste à La Tribune), Catherine Leroy et Maxime Picat.
J.A. : A quel moment envisagez‑vous une réelle électrification des ventes ?
M.P. : Les années de bascule se feront entre 2025 et 2030 où nous vendrons plus de 50 % de véhicules électrifiés. En 2025, nous aurons une nouvelle étape réglementaire, avec de nouveaux objectifs. Ce sera le prochain vrai tournant et il risque d’y avoir une montée en puissance, avec une accélération, pour atteindre des objectifs que nous ne connaissons toujours pas puisqu’ils vont être retouchés postCovid. Sans parler des normes Euro 7 qui ne sont pas encore claires. Nous demandons que l’on nous donne les moyens et dans l’automobile, les moyens, c’est juste du temps pour travailler et non des piles de subventions.
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J.A. : En France, les discussions sur le projet de loi Climat ont débuté fin mars. Y a‑t‑il des projets de loi similaires dans d’autres pays européens ?
M.P. : En fait, c’est un peu un concours international à celui qui a la petite idée. Le principe est simple : des municipalités font la course pour être les premières à interdire le véhicule thermique. Les États, de leur côté, sont obligés de faire un nivellement par le haut et le système s’emballe. Mais à aucun moment, j’entends un homme politique qui décide de faire un bilan complet des implications de cet emballement. Nos concitoyens auront‑ils encore les moyens d’acheter un véhicule ? Quels sont les impacts sur l’industrie automobile en Europe ? Se moque‑t‑on de ces derniers ou pas ? L’idée n’est pas de polariser le débat, mais nous devons tous être conscients des conséquences des décisions qui sont prises.
J.A. : Les SUV, sur lesquels Peugeot a réalisé son succès commercial ces dernières années, sont également dans le viseur des politiques. Que vous inspirent ces débats sur leur poids ?
M.P. : Et après les SUV, quelles seront les prochaines victimes ? On va tuer les petites voitures parce qu’on ne peut pas mettre beaucoup de personnes dedans ? Il faut que l’on prenne un peu de recul et qu’on se rende compte que l’on joue avec l’industrie automobile. C’est vrai, ils sont un peu moins aérodynamiques et un peu plus lourds. Mais quand je dis plus lourds, c’est 50 kg-100 kg d’écart entre une 208 et un 2008 ou une 308 et un 3008. On est encore en train de stigmatiser des véhicules, alors que Peugeot est 3e en Europe au niveau des émissions de CO2. Être vertueux et vendre des SUV n’est donc pas incompatible. On attaque juste le libre arbitre responsable des clients qui achètent ces véhicules par besoin et non pas pour polluer. Pourquoi les SUV se vendent‑ils ? Parce que nos acheteurs sont de plus en plus âgés et qu’il est plus confortable de rentrer dans un SUV que dans une berline. C’est un véhicule qui a de l’espace et qui correspond aujourd’hui à leurs souhaits, leur objectif n’est pas de polluer la planète. C’est juste une attente légitime.
Maxime Picat, en compagnie de Gilles Le Borgne, directeur de l'ingéniérie Renault et Homme de l'Année 2019.
J.A. : Au sein du groupe PSA, Peugeot fait la course en tête, alors que Citroën, DS Automobiles et Opel connaissent de grandes difficultés. Comment tirer le maximum pour toutes les marques ?
M.P. : Je pense que Peugeot était déjà sur des rails et que nous avons juste calé la bonne vitesse. Le fait de séparer Citroën de DS Automobiles a forcé ces deux marques à se redonner une image. Mais on sait, lorsque l’on re‑ garde les plans à venir, que les histoires sont bien écrites, même si le temps de changement de perception pour nos clients est toujours long. Les volumes de Citroën sont un peu plus faibles, mais les derniers modèles marchent bien. L’histoire est en train de s’écrire et les rentabilités augmentent aussi. Lorsque la marque Opel a été rachetée, nous avons dû réaliser un gros travail, à cause de la proximité des échéances réglementaires liées au CO2. Nous avons dû faire des choix plus radicaux, plus vite et notamment quitter le segment A, dont la part est colossale en Italie et importante en France. Mais si les volumes baissent, la rentabilité s’est redressée de manière spectaculaire et c’est le point essentiel. Ce retour à la rentabilité signifie la capacité d’investir dans de nouveaux modèles, qui seront sur les bonnes plateformes, avec les bons niveaux de technologies. L’histoire est repartie.
J.A. : Quel bilan tirez‑vous aujourd’hui des marques du groupe Stellantis que vous dirigez en Europe ?
M.P. : Nous disposons d’un portefeuille de marques fantastiques. Ce sont nos clients qui le disent. À nous de continuer à les exploiter pour amener des véhicules plus attractifs et plus compétitifs. Comment ? C’est le menu des 5 milliards d’euros de synergies annoncés. Nous savons d’où viennent les écarts sur les coûts de développement, le prix d’achat des pièces, la capacité des usines… Nous avons identifié ce qu’il fallait faire pour améliorer la rentabilité des modèles et mettre en place un cycle vertueux, comme nous l’avons fait pour Opel. Pour un certain nombre de ces marques, il y a eu ces dernières années une absence de modèles qui explique cet écart. Nous allons remettre en route la machine progressivement et ramener une rentabilité aux marques ex‑FCA en Europe, à des niveaux proches de ce que nous avons fait avec celles de PSA.
J.A. : Des marques vont‑elles être dédiées à certains segments de véhicules ?
M.P. : C’est une des forces de Stellantis. Aujourd’hui, chaque patron de marque rapporte directement à Carlos Tavares. Ces derniers ont carte blanche en utilisant la boîte à outils, car il ne s’agit pas de réinventer toutes les voitures. Des plateformes, des modules, des composants existent et sont disponibles. À eux de placer les bonnes silhouettes sur des outils communs. Et de mon côté, j’apporte ma vision européenne, un peu synthétique, pour que chacun puisse repartir. Ce travail matriciel qui fonctionne extrêmement bien chez Stellantis va être également déployé chez FCA. Nous devons juste faire attention à ce que des marques de même nationalité ne soient pas en frontal.
J.A. : De combien doivent être abaissés les points morts des véhicules pour les marques ex‑FCA ?
M.P. : Je n’ai pas de chiffres précis à vous donner. Mais vous avez bien vu que ceux publiés par le groupe FCA en Europe, avant 2020, avaient déjà permis d’atteindre le break even avec des volumes de 2019. La puissance de Stellantis repose sur un benchmark interne, qui n’a pas de prix. Lorsque l’on se compare avec une marque extérieure, psychologiquement, on déconstruit ce qui fait la force de l’autre. Cette puissance du benchmark nous permet de savoir qu’un point mort se traite en permanence à tous les niveaux et pas uniquement sur les coûts. Nous savons quelles sont nos meilleures pratiques sur tous les modèles dans tous les pays et les usines.
Carlos Tavares est intervenu pour féliciter Maxime Picat lors de la remise du Prix de l'Homme de l'Année.
J.A. : Le groupe a réaffirmé son engagement à ne pas fermer d’usines. Quel constat faites‑vous de l’outil industriel de FCA, sachant que le taux d’utilisation est proche de 60 % contre près de 85 % (hors Covid) pour PSA ?
M.P. : Ne pas fermer d’usines, c’est quelque chose que l’on sait faire dans un monde qui évolue normalement. Mais si demain, les contraintes sur les constructeurs deviennent incroyables en termes d’électrification ou de prix des voitures, au final, nous ne saurons pas faire tourner les usines. Dans le cas inverse, nous devons être capables de garder les outils de production, de généraliser les bons principes d’amélioration, de compactage, d’efficience pour conserver des usines dans des pays d’Europe de l’Ouest qui sont, certes, plus chères en coûts de production, mais que l’on peut compenser par des gains en matière de transports.
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