Entretien avec Fujio Cho, président de Toyota
...contrainte environnementale dans le développement de ses produits avec, depuis 1997, la production de série d'un véhicule hybride, la Prius. Une technologie qu'il est prêt à partager avec ses concurrents. Fujio Cho nous parle de sa stratégie dans ce domaine et de ses objectifs de développement.
Le Journal de l'Automobile : Le chemin parcouru par Toyota ces dernières années est remarquable. En 2003, vous êtes devenu le deuxième constructeur mondial. En quoi cette deuxième place est-elle importante pour Toyota ?
Fujio Cho : La comparaison exacte de nos ventes avec celles de nos concurrents est une tâche difficile, voire impossible, puisque les bases de calcul sont différentes selon les entreprises. D'ailleurs, pour Toyota, le classement en termes de ventes mondiales ne fait pas partie des objectifs déclarés. Ceci étant, malgré des conditions de marché défavorables, le volume des ventes a atteint 6 080 000 véhicules en 2003 (+ 10 % par rapport à l'année précédente) pour Toyota et 6 780 000 véhicules (+ 10 %) pour le groupe Toyota-Daihatsu-Hino. Ces résultats témoignent de la reconnaissance par nos clients de la valeur de nos produits et services, et nous en sommes naturellement très heureux.
J.A. : Les difficultés de l'économie japonaise ne semblent pas vous atteindre et votre progression dans le monde s'est faite de manière régulière. Quels sont selon vous les principaux atouts de Toyota ?
F.C. : Toyota s'est efforcé d'internationaliser ses activités depuis les années 1990. En réalisant des investissements agressifs en R&D, nous nous sommes évertués à offrir des produits et services à la fois attractifs et de qualité, qui répondent à la demande des marchés locaux. Nous avons voulu ainsi renforcer notre position. En même temps, fidèles à notre politique qui est de "produire là où est la demande", nous recrutons et investissons là où nous produisons pour mieux nous intégrer à l'environnement de notre implantation. Ces efforts ont été bien perçus par nos clients, tant en Amérique du Nord qu'en Asie ou encore en Europe où nous avons réussi à développer nos activités.
J.A. : Comment arrivez-vous à concilier la performance et le dynamisme dans une entreprise de la taille de la vôtre ?
F.C. : Toyota entretient l'esprit de son fondateur qui souhaitait "apporter une contribution à la société, à travers la manufacture et la production d'automobiles". La nécessité de surmonter les échecs et de relever les défis nous a apporté beaucoup d'expérience. Nous avons énormément appris grâce à notre clientèle et aux expériences de nos concurrents. Sans jamais nous reposer sur nos acquis, nous avons posé de nouveaux défis pour arriver à des résultats concrets. Il semble que cet état d'esprit a été bien perçu par les observateurs extérieurs. Nous avons élaboré un document intitulé "Toyota-Way 2001", à partir de l'expérience de nos prédécesseurs et de "l'esprit Toyota". La Toyota-Way (la façon Toyota d'agir et de penser) s'articule autour de deux concepts : respect de l'homme et "kaizen", amélioration permanente. Nous sommes déterminés à aller toujours de l'avant vers de nouveaux défis, fidèles à "l'esprit Toyota". La globalisation des activités de Toyota est relativement récente, nous faisons tous les jours des expériences nouvelles. Attentifs et vigilants, nous avançons toujours, ce qui est la condition du succès.
J.A. : Toyota dispose de la capacité financière pour acquérir l'un de ses concurrents, mais n'en a jamais exprimé la volonté. Pensez-vous que les regroupements dans l'industrie automobile vont se poursuivre ? Envisageriez-vous une acquisition si elle se présentait ?
F.C. : Nous pensons que les vagues de restructuration du secteur automobile connaissent une phase d'accalmie. Mais l'industrie automobile a encore de nombreux défis à relever au cours de ce 21e siècle, notamment celui de l'environnement. Nous serons amenés à collaborer sur le plan technologique avec différentes entreprises. Toyota souhaite garder la maîtrise des technologies clés. Mais, seule, la société risquerait de ne pas être assez réactive par rapport aux exigences du marché. C'est pourquoi nous examinerons chaque fois qu'il le faudra les possibilités d'alliances.
J.A. : Vous avez mis en œuvre un projet commun avec le groupe français PSA Peugeot-Citroën pour la fabrication d'une petite voiture dans l'usine de Kolin, en République tchèque. N'auriez-vous pas pu mener seul ce projet ?
F.C. : Toyota et PSA, qui partagent la même analyse du potentiel de croissance en Europe du segment Véhicule Léger, ont travaillé ensemble pour préparer cette évolution. Réfléchissant à cette question, nous avons pensé qu'avec PSA, nous serions davantage en mesure de répondre aux souhaits de nos usagers en matière de baisse des prix et de réduction de la consommation, et que ce partenariat serait très enrichissant.
J.A. : Comment s'est déroulé ce projet et qui a pris l'initiative de contacter l'autre ?
F.C. : C'est en 2000, lorsque nous avons rencontré le président Folz, du groupe PSA, que la possibilité de ce partenariat a été évoquée pour la première fois. Nous avons alors commencé à étudier ensemble ce dossier.
J.A. : Prévoyez-vous d'autres projets de ce type à l'avenir ?
F.C. : Non, nous n'avons pas de tel projet.
J.A. : Que pensez-vous de l'Alliance entre Renault et Nissan ?
F.C. : Leur coopération semble très bien se passer. Nous félicitons les deux partenaires pour leurs efforts couronnés de succès.
J.A. : Entre les trois grands marchés Amérique du Nord, Europe et Japon, les règles en matière de distribution varient (multimarquisme, zone d'exclusivité, politique de prix). Ces règles modifient-elles les coûts de distribution ?
F.C. : Les constructeurs automobiles s'efforcent d'améliorer la qualité de leurs produits et leur image de marque, tout en progressant dans la sécurité et les technologies antipollution, et en proposant une large gamme de services après-vente de bonne qualité. La réglementation sur la vente des voitures a permis de renforcer une concurrence saine dans l'intérêt des consommateurs. Mais une harmonisation des régimes fiscaux, dont la diversité freine la création du marché unique, nous semble essentielle.
J.A. : Comment expliquez-vous les difficultés des constructeurs japonais et américains à faire des bénéfices en Europe ?
F.C. : En Europe, il existe de nombreux constructeurs qui, forts de leurs longues histoire et tradition, peuvent compter sur une clientèle fidèle. C'est pourquoi l'Europe est indéniablement l'un des marchés les plus difficiles. Il l'était tout particulièrement pour les voitures japonaises qui, à cause des restrictions à la frontière, peinaient à y entrer. Mais Toyota, persuadé qu'il fallait être reconnu en Europe pour devenir un constructeur vraiment global, s'est efforcé de s'y implanter industriellement, d'élargir le potentiel de ses produits et de renforcer les réseaux de vente et de service. Les nouvelles Corolla, Aventis et Yaris notamment, modèles de production locale et spécialement développés pour le marché européen, se vendent très bien, ce qui nous a permis d'améliorer les résultats financiers. En 2003, nos ventes ont progressé pour la huitième année consécutive et ont atteint 834 000 unités (+ 10 % par rapport à 2002).
J.A. : Quelles sont vos perspectives à long terme dans ce domaine ?
F.C. : L'avènement du marché unique et l'élargissement de l'Union européenne nous offrent un marché européen avec un grand potentiel de croissance qui pourrait à terme intégrer les Peco et la Russie. Il est donc important que chacun des constructeurs continue à proposer, en temps et en heure, des véhicules plus propres, plus sûrs et offrant plus d'agrément pour répondre aux besoins du marché.
J.A. : Pensez-vous que l'Europe peut contribuer davantage à votre rentabilité ou est-ce plutôt la part des pays émergents qui va croître ?
F.C. : Les résultats de nos activités en Europe sont devenus bénéficiaires dès l'exercice clos à la fin mars 2003. l'Europe contribue donc positivement aux bénéfices du groupe. Nous allons renforcer localement la production et l'approvisionnement afin d'améliorer notre compétitivité et rendre plus solide la structure bénéficiaire des activités européennes. Les autres régions (Japon, Amérique du Nord et autres pays hors Europe) ont vu une augmentation notable des bénéfices. Particulièrement en Asie, nous avons enregistré une augmentation des ventes plus importante que celle du marché, pourtant très dynamique. Nous considérons que les investissements en Chine sont à long terme nécessaires puisque ce pays deviendra un large marché. Nous ferons tous les efforts d'investissements nécessaires.
J.A. : Aujourd'hui, plus de la moitié des véhicules que vous vendez en Europe y sont fabriqués. Tablez-vous à terme sur 100 % pour éviter d'être exposés aux variations de change et comment allez-vous y parvenir ?
F.C. : Non, pour le moment, nous n'avons pas de projet concret allant dans ce sens. Mais le principe de Toyota concernant les activités à l'extérieur du Japon est de répondre à la demande locale par la production locale et de procéder à des exportations seulement lorsque cette production locale s'avère insuffisante. Nous continuons donc en Europe, comme ailleurs, à appliquer ce principe et à promouvoir la localisation des activités.
J.A. : Comment voyez-vous évoluer le marché chinois dans les années qui viennent ?
F.C. : Il est très difficile de prévoir l'évolution du marché chinois. Mais nous savons que certains observateurs s'attendent à ce que la Chine représente un marché de 7 millions de véhicules en 2008, année des JO de Pékin, et de 10 millions de véhicules à l'horizon 2010, année de l'exposition universelle de Shanghai. Nous pensons que le potentiel du marché chinois est tout à fait considérable.
J.A. : Quelle place peut y prendre Toyota ?
F.C. : En collaboration avec le constructeur chinois First Auto Works (FAW), nous produisons actuellement les Vios et Corolla à Tianjin, les Coaster et Land Cruiser Prado au Sichuan (Chengdou), et enfin les Land Cruiser à Chanchuen. A partir du printemps 2005, nous commencerons la production des Crown à Tianjin. Nous escomptons que notre production en Chine atteindra, dès 2005, le niveau de 160 000 véhicules par an. Par ailleurs, nous avons mis en place avec Guangzhou Automobile, notre deuxième partenaire chinois, un joint-venture pour la fabrication des moteurs. Nous pourrons également, si nous obtenons l'autorisation du gouvernement chinois, fabriquer des voitures de tourisme de gamme moyenne. Nous restons attentifs à la demande de nos clients chinois et à leur appréciation de nos produits et services, dans le but de proposer des voitures d'une qualité irréprochable et d'améliorer nos services après-vente. L'ensemble du groupe fera les efforts nécessaires pour atteindre l'objectif des 10 % des parts de marché avant 2010.
J.A. : La croissance de nouveaux marchés (Chine, Inde) imposera le développement de motorisations totalement nouvelles et respectueuses de l'environnement. Comment les ventes de véhicules hybrides évolueront-elles dans les années qui viennent ?
F.C. : Dans beaucoup de pays et régions, la présence de l'automobile sera de plus en plus dense, et le parc automobile estimé actuellement à 740 millions d'immatriculations devrait passer selon certains à plus d'un milliard dans vingt ans. Dans cette perspective, les constructeurs automobiles devront, pour survivre, tenir compte des exigences environnementales et énergétiques. Toyota a développé un système hybride original "THS" et a été, en 1997, le premier constructeur à mettre sur le marché la première voiture hybride de série Prius. Dans le monde, nous avons vendu à ce jour plus de 220 000 véhicules hybrides. En prenant le leadership du marché mondial des hybrides, nous contribuons activement à l'innovation automobile du 21e siècle. Les mérites de la technologie hybride sont : une efficacité satisfaisante dans le contexte actuel des infrastructures des énergies et carburants, une combinaison possible avec tout type de groupes motopropulseurs et donc une application possible à tout type de véhicules. Toyota considère que le système hybride fait partie des éléments technologiques essentiels pour faire face aux exigences environnementales et prévoit son adaptation aux différents types de véhicules. Nous pensons qu'il est important de diffuser le plus largement possible le système hybride. Ainsi, nous sommes prêts à considérer positivement l'octroi de licences technologiques aux constructeurs qui le demanderaient.
J.A. : Quelle sera la prochaine étape de ces moteurs propres (notamment la pile à combustible) et à quelle date ?
F.C. : On parle de l'avènement, vers la fin du 21e siècle, d'une société basée sur l'utilisation d'hydrogène. On prévoit, grâce au développement des NTIC, une large diffusion de nouveaux systèmes de transport combinant mobilité et technologies d'information et de communication. Ces développements, pour lesquels les efforts d'un seul constructeur automobile ne seraient pas suffisants, nécessiteront un cadre de coopération faisant intervenir les acteurs publics, privés, industriels et universitaires, et ce sur le plan international. Toyota entend d'ailleurs jouer un rôle actif dans ces démarches.
J.A. : Vous êtes très en avance sur les véhicules écologiques. Les exigences en matière de réduction des émissions à effets de serre signeront-elles selon vous l'arrêt de mort de certains constructeurs, qui n'auront pas su acquérir les technologies nécessaires ?
F.C. : Le développement de véhicules respectueux de l'environnement est un objectif pour lequel l'ensemble du secteur automobile doit travailler. Nous sommes convaincus que tous les constructeurs s'y attellent d'ores et déjà. Toyota souhaite développer en interne toutes les technologies de base, mais n'écarte pas, le cas échéant, la possibilité de collaborer avec d'autres constructeurs. Nous envisageons également l'éventualité d'une diffusion sous licence de nos technologies aux autres constructeurs automobiles.
J.A. : Ce palier technologique va-t-il être l'occasion d'une redistribution des cartes : certains constructeurs pour les pays riches et d'autres pour les pays émergents ?
F.C. : La situation que vous évoquez n'est en effet pas à écarter. En même temps, on ne peut pas non plus avoir de certitude sur la direction que prendra l'innovation technologique. Mais Toyota pense que le succès en matière de technologies de l'environnement, c'est-à-dire que nos technologies deviennent des standards de facto, constitue la clef de la victoire dans le combat pour la survie. Pour réaliser la voiture écologique idéale, Toyota considère qu'il n'est pas possible de choisir dès le départ une seule filière technologique et qu'il est indispensable d'avoir des approches multiples. C'est pourquoi nous faisons des efforts en R&D sur une large gamme de filières technologiques : moteurs aux carburants alternatifs, voitures électriques, moteurs à essence et Diesel, ainsi que la technologie hybride qui constitue une des clés de la réalisation de la voiture écologique idéale, telle la voiture à piles à combustible. L'introduction et la diffusion des voitures écologiques doivent tenir compte de l'état de développement du marché automobile, de la situation énergétique et des infrastructures, pour que les offres soient adéquates "en temps, en lieu, et en modèle de voiture".
J.A. : Votre marque de luxe Lexus ne dispose pas de motorisation Diesel dont la demande reste spécifique à l'Europe. L'importance prise par l'Europe dans votre développement vous poussera-t-elle à équiper les modèles Lexus de moteurs Diesel ?
F.C. : Comme il s'agit du planning des produits, je ne peux pas vous répondre de façon concrète. Mais il est vrai que nous examinons les différentes possibilités concernant l'introduction des modèles Diesel de marque Lexus.
J.A. : Que pensez-vous de la politique américaine en matière d'environnement et de son refus de signer les accords de Kyoto ?
F.C. : Etant donné que l'opinion publique américaine est bien sensibilisée aux problèmes de l'environnement, il n'est pas impossible que la politique environnementale américaine évolue. Nous attachons une grande importance au protocole de Kyoto, adopté en 1997, après une série de consultations entre les représentants de tous les pays et régions du monde. Il répond à la nécessité, dont l'opinion publique a maintenant pris conscience, de travailler désormais le dossier de l'environnement à l'échelle de la planète. En ce sens, ce protocole est tout à fait opportun. Même s'il contient des éléments très difficiles à respecter pour le Japon, nous allons tout faire pour le développement et l'industrialisation des technologies propres et pour la maîtrise de l'énergie car nous sommes convaincus de l'importance que revêt ce défi de la limitation de l'émission de CO2 pour prévenir le réchauffement de la planète.
J.A. : Vous êtes l'un des constructeurs les plus puissants au monde et vous ne parvenez pas à obtenir de résultats dans le championnat du monde de F1 qui reste dominé par Ferrari, comment expliquez-vous cette situation paradoxale ? Pourriez-vous envisager d'arrêter la Formule 1 ?
F.C. : Puisque nous sommes engagés, nous voulons gagner la course. Nous y consacrons toute notre énergie. Ce défi requiert un effort maximum. Et nous voulons faire connaître à tous les supporters de Toyota, qui sont nombreux dans le monde, l'importance des efforts consentis pour emporter la victoire en F1, le roi des sports automobiles. Ce faisant, nous voulons partager avec nos supporters "les mêmes rêves et passions". C'est la troisième année que nous nous engageons dans la compétition F1. Nous espérons bien que cette année soit celle du "saut en avant" : notre objectif concret est que Toyota monte pour la première fois sur le podium.
Propos recueillis par Florence Lagarde
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