Entretien avec Carlos Gomes, directeur général de Fiat France : "Sergio Marchionne a redonné la dimension de l'avenir dans le groupe"
...et sur son gigantesque apport au groupe. Extraits.
Journal de l'Automobile. Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Sergio Marchionne et quelles furent vos impressions ?
Carlos Gomes. Je m'en souviens très bien, c'était en novembre 2004. A l'occasion d'une visite à Paris, nous avions dîné avec des concessionnaires et le lendemain, il avait organisé une réunion de travail dans nos locaux de Trappes. Tout de suite, il a donné l'impression d'un homme clairement à l'écoute du terrain. Avec un style assez direct et des questions qui pouvaient déstabiliser les gens présents. Il posait les problèmes et les enjeux de façon très nette, sans faire de détours et sans s'embarrasser de périphrases. Je me souviens aussi que nous avons parlé en anglais. Or parmi les cinq langues que je maîtrise, ce n'est pas celle que je parle mieux et Sergio Marchionne a un accent particulier... Au final, il dégageait un énorme charisme et donnait vraiment l'impression d'avoir rejoint le groupe pour réaliser de grandes choses et aller loin.
JA. Cette détermination était-elle communicative ?
CG. Oui. D'autant plus que les choses commençaient à devenir difficiles. Avec Sergio Marchionne, on a tout de suite eu le sentiment d'une opportunité pour repartir dans le bon sens. Certains diront qu'il est toujours facile de dire cela après coup. C'est vrai et d'ailleurs, je ne savais pas s'il allait réussir ou non et à la limite, cette dimension ne m'appartenait pas. Mais nous avons senti qu'il était là pour résoudre les problèmes et qu'il n'hésitait pas à mettre la main dans le cambouis. Il insufflait un vent de dynamisme : il abordait directement les sujets tabous ou plus exactement, il ne semblait pas y avoir de sujets tabous avec lui. Et puis, bien entendu, ils inspirent le respect, immédiatement !
JA. Du respect qui peut confiner à la peur ?
CG. Non, non, pas de la peur. Mais un immense respect dans le bon sens du terme. Si bien que vous avez envie de l'écouter, de le suivre.
JA. Sa nomination avait quelque peu créé la surprise et ses premières décisions ont été brutales vis-à-vis de nombreux managers, comment avez-vous ressenti ces événements ?
CG. Je crois qu'il est important de faire un distinguo entre la vie du siège et celle des filiales étrangères. Nous sommes tout de même éloignés de certaines problématiques du siège. Par conséquent, sa nomination a été vécue normalement, au même titre que ces premières décisions.
JA. Le fait que Sergio Marchionne ne soit pas issu du sérail automobile vous a-t-il surpris, voire dérangé ?
CG. Absolument pas. A la limite, je dirais même le contraire. Peut-être parce que je travaillais chez Renault à l'époque de Louis Schweitzer, qui n'était pas non plus issu de l'automobile et qui a réussi de grandes choses chez Renault. Je n'étais pas souvent à son contact, mais j'ai pu mesurer à quel point il savait s'entourer et diriger avec une grande finesse. Sous son impulsion, Renault a vécu de grandes années, les plus marquantes de ces 25 dernières années pour la marque et je suis persuadé que Louis Schweitzer restera longtemps comme l'homme de Renault dans l'esprit des gens et que Carlos Ghosn aura du mal à le remplacer. Donc le fait de ne pas venir de l'automobile n'est pas un handicap à ce niveau et j'ai le sentiment que Sergio Marchionne suit, à sa façon, les traces de Louis Schweitzer.
JA. On vante régulièrement les mérites du management de Sergio Marchionne et lui même répète qu'il s'agit de sa principale mission. Comment définiriez-vous son mode de management ?
CG. Très très très professionnel ! En fait, en observant attentivement, il y a cinq points qui me paraissent essentiels dans sa manière de conduire le groupe. Primo, il donne l'exemple. Ca veut dire quoi ? On savait qu'il avait un lit dans son bureau du Lingotto et qu'il travaillait sans relâche de 7 heures du matin à 1 heure du matin ! Il connaît parfaitement ses dossiers, sait écouter avant de décider et une fois une décision prise, on ne s'arrête pas en chemin, on va au bout. Cette valeur d'exemple est capitale et très précieuse pour un groupe qui ne l'a pas toujours cultivée par le passé... Deuxième point que je peux mettre en avant, c'est que pour un homme qui n'était pas issu de l'automobile, il a immédiatement recentré la stratégie du groupe sur l'automobile. Il n'y avait plus de nombrilisme ou de fatalisme : on s'est remis à parler sérieusement d'automobile et notamment des produits. Et les lancements sont redevenus soignés, donc plus efficaces. Ce recentrage sur l'auto a vraiment été salutaire. Le troisième point a trait au cœur du management. Notre organisation est devenue plus souple et plus efficace avec une chaîne décisionnelle plus rapide. Elle est aussi devenue plus responsabilisante, avec un subtil jeu de croisements qui fait que plusieurs personnes n'appartenant pas à la même entité peuvent poursuivre de concert le même objectif. Cela a considérablement accéléré le changement et beaucoup de gens ont tout simplement appris à savoir réussir.
JA. Le changement auquel vous faites allusion était-il nécessaire ?
CG. Sans aucun doute. Surtout qu'il fallait redonner aux équipes une capacité de vision, une aptitude à se projeter vers l'avenir. Et avec le management de Sergio Marchionne, cela s'est opéré à la fois rapidement et progressivement. Au début, on vous donne des lunettes pour voir à un mètre et traiter l'essentiel, puis au fur et à mesure, on vous donne des lunettes qui vous permettent de voir toujours plus loin, sans jamais oublier les impératifs opérationnels. C'est ainsi que Sergio Marchionne a redonné la dimension de l'avenir dans le groupe.
JA. Revenons aux cinq points que vous évoquiez, quel est le quatrième ?
CG. Il est d'une nature un peu différente, mais son importance est incontestable. C'est la volonté d'investir à nouveau fortement sur la qualité, le réseau et le service. Sergio Marchionne a pris de gros engagements allant dans ce sens. Et qu'on le veuille ou non, cela représente la base fondamentale de notre activité. Enfin, pour le cinquième élément, je reviendrais sur cette notion d'avenir. Il a redonné cette vision à tout le monde et en a fait un incroyable levier de motivation. Quand on donne un objectif de quasiment 3 millions de voitures à vendre et que tout est organisé dans ce sens, les équipes sont forcément motivées. Bref, je ne sais pas si c'est pour ces raisons que Sergio Marchionne a été distingué par le jury, mais pour nous, c'est ce qui en fait l'homme de l'année. D'ailleurs, chez nous, c'est le manager de la décennie !
JA. Au milieu de toutes ces qualités, Sergio Marchionne doit tout de même avoir un défaut, n'est-ce pas ?
CG. Certainement, mais je ne saurais pas vous dire lequel. Je ne le fréquente pas assez, et toujours pour des réunions de travail, pour pouvoir trouver un défaut. On peut peut-être dire qu'il est parfois très dur avec ses collaborateurs, mais je ne pense pas que ce soit un défaut. Ce n'est jamais gratuit ou vexatoire, mais il sait simplement contredire ou démontrer à quelqu'un qu'il fait complètement fausse route. On peut aussi trouver qu'il demande l'impossible à ses équipes. Mais je crois que c'est le propre des grands managers. Et à la fin, lorsque le projet a réussi, ceux qui l'ont porté sont fiers et heureux d'avoir participé à l'aventure. Sergio Marchionne nous a donnés cet état d'esprit et nous nous disons tous que nous participons à quelque chose de plus important que nos carrières.
JA. Vous sous-entendez que vous ne le voyez pas très souvent, est-il suffisamment proche de ses managers ?
CG. Il est très proche de nous grâce à l'organisation que nous avons épousée. Il n'y a aucun problème à ce niveau. Au contraire, notre structure est très claire et fonctionne à merveille. Dans une autre vie professionnelle, j'ai connu des systèmes bien différents. On voyait souvent les grands chefs, mais il n'y avait qu'eux qui parlaient et qui décidaient. Je ne sais pas si une réunion est très utile dans ce cas-là... Chez Fiat, le système est parfaitement bien articulé, avec des chaînes décisionnelles à la fois fluides et structurées. C'est nouveau, mais c'est très efficace. Dans ce contexte, Sergio Marchionne n'a pas besoin de venir me voir toutes les cinq minutes et en fait, nous faisons surtout des points de bilan ou sur des sujets exceptionnels.
JA. Selon vous, Sergio Marchionne perçoit-il la France comme un marché essentiel ?
CG. Il faudra lui poser la question...
JA. Nous la lui poserons, bien entendu, mais on a tout de même le sentiment que vous disposez de moyens importants et que le marché français est vraiment pris en considération, est-ce exact ?
CG. Sous cet angle-là, oui, c'est évident, je suis à même de répondre. Pour notre développement, nous avons toujours eu les moyens dont nous avions besoin. Je pense notamment à la carte de Paris que nous avons complètement redessinée et qui va prendre toute sa mesure cette année. Par exemple, vous imaginez aisément qu'on ne reprend pas les sites Inchcape avec trois francs six sous. Nous avons aussi été soutenus lorsque nous avons proposé notre plan de relance pour Alfa Romeo. En fait, je crois que Sergio Marchionne mesure très bien le potentiel du marché français, même si nous sommes derrière l'Allemagne en Europe. En outre, la France a une place importante dans le cœur de Turin et je peux le dire d'autant plus facilement que je ne suis ni français ni italien.
JA. Pour conclure, nous avons évoqué Sergio Marchionne et Louis Schweitzer avec insistance, quel est votre panthéon personnel de grands managers, tous secteurs confondus ?
CG. Je n'ai pas à proprement parler de modèle. J'ai beaucoup de respect pour des gens capables de s'investir dans des projets globaux. Ceux qui ont œuvré pour l'Europe par exemple, notamment le trio Mitterrand-Kohl-Delors. Mais aucun des trois pris isolément... En fait, d'une manière générale, je m'efforce surtout d'être attentif à ce que font les autres et quand j'ai la chance de côtoyer des grands patrons, je m'inspire de ce qu'ils font bien et j'essaye de m'approprier leurs qualités. Par ailleurs, je sais qu'il y a une chose dont il faut se méfier : c'est des managers qui ne font plus rien eux-mêmes. Quand vous ne faites plus vos présentations, que vous déléguez tout le pilotage des projets, vous vous coupez du mouvement du business et de la réalité. A ce moment-là, vous êtes mort ! Je me souviens d'une formule qu'on nous répétait quand j'étais étudiant et qui, selon moi, caractérise parfaitement l'action des grands managers comme Sergio Marchionne : il faut faire, savoir faire, et savoir faire faire.
Propos recueillis
par Alexandre Guillet
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