Chris Bangle, responsable du design du groupe BMW (BMW & Mini & Rolls-Royce) : J’ai un message pour les ingénieurs : n’ayez pas peur du supposé dogmatisme des designers.
...il nous expose une vision panoramique de son métier, foulant volontiers aux pieds les idées reçues. A mille lieues de l'image fougueuse de l'enfant terrible, il orne sa rhétorique d'une froide clairvoyance.
Journal de l'Automobile. Quel est le rôle de l'unité design dans l'organisation du groupe et plus précisément, quand intervenez-vous dans le process de conception-développement d'un modèle ?
Chris Bangle. Cela dépend bien entendu du produit sur lequel vous travaillez : soit vous développez un véhicule dans la lignée d'un modèle déjà existant, soit vous concevez un modèle entièrement nouveau. Chez BMW, on se retrouve le plus souvent dans le premier cas de figure. D'une manière générale, le design doit intervenir très tôt et je ne connais pas beaucoup de produits où le design n'est pas présent dès le départ. Bien entendu, le marketing et l'ingénierie sont aussi là dès le départ, mais nous n'attendons pas leur cahier des charges pour commencer à réfléchir. Même si nous finissons toujours par travailler ensemble, cela peut parfois être intéressant d'avoir des réflexions indépendantes en amont.
JA. En considérant le monde par grands marchés, comment définiriez-vous leurs spécificités stylistiques ?
CB. En Europe de l'Ouest, on a une vision très classique, avec un berceau allemand. BMW est une marque très bien comprise, quasi instantanément, dans cette région, au même titre que Mini. A l'inverse, dans la zone Asie au sens large, c'est-à-dire comprenant la Chine et l'Inde. BMW n'est pas perçue aussi clairement. En Amérique, les gens ont aussi une vision différente de la marque BMW. Ils ont leur propre interprétation de la marque et de l'automobile en général. Le produit a un statut particulier par rapport à leur mode de vie.
JA. Sous l'angle de la sensibilité au style, quelles différences souligneriez-vous au sein de la zone Europe, notamment entre l'Ouest traditionnel et l'Est émergent ?
CB. L'Europe de l'Ouest est pétrie d'histoire automobile, avec des repères et des valeurs liés à cent ans de tradition. Les consommateurs confèrent aussi à l'automobile une dimension sociale, presque un rôle social. C'est une spécificité, mais au-delà, il est difficile de répondre à votre question. En effet, durant les décennies 70 et 80, l'internationalisation du design automobile a engendré une certaine normalisation, lissant de nombreuses différences géographiques et culturelles. On a alors perdu les saveurs locales et il est aujourd'hui périlleux de relever des différences majeures entre un constructeur français, allemand ou italien par exemple. Nous sommes toujours face à un puzzle, avec des créations parfois rafraîchissantes ici ou là, mais nous avons tout de même perdu l'essentiel de la diversité des ADN.
JA. Est-ce que la Chine est un cas particulier en termes de design ?
CB. Les chinois construisent avant tout leur culture automobile sur la base de celle des européens. Il est d'ailleurs un peu décevant de constater que la chance de voir naître une culture chinoise propre dans ce domaine n'a jamais vraiment existé. C'est la même chose en Russie d'ailleurs. En Inde, c'est un tantinet différent, cette chance existe encore peut-être… Mais en Chine, ils s'approprient vraiment les codes de l'Ouest. C'est une bonne chose pour nous, car cela nous facilite parfois la tâche, mais c'est dommage d'un point de vue culturel et stylistique…
JA. Gardez-vous espoir que cela puisse changer à l'avenir ?
CB. Non. C'est trop tard. Nous ferons peut-être évoluer certaines choses en apportant de nouvelles solutions de design. Mais c'est tout, fondamentalement, l'opportunité n'a pas été saisie.
JA. Imaginez-vous face à un concessionnaire, français par exemple. Quelle description détaillée de votre process de conception&développement d'un modèle feriez-vous, afin qu'il comprenne votre travail et prenne la mesure de votre zone d'influence ?
CB. Il nous dit quelle voiture il veut, nous la faisons et ensuite nous la vendons, c'est simple non ! Je plaisante… Je dirais qu'il faut comprendre dans quelle complexité nous évoluons, avec un travail croisé de plusieurs équipes. Le spectre des compétences est très large : la réalité industrielle et ses possibles, l'enjeu de la mobilité individuelle, la nécessité de donner des réponses à la sensibilité des consommateurs, etc. L'abstrait et le très concret cohabitent sans cesse. Tout comme les dimensions fonctionnelle et esthétique. Bref, il y a un très vaste chantier en amont de chaque véhicule. Et si nous ne présentons au concessionnaire qu'un produit fini, il doit être conscient que ce n'est pas parce nous ne montrons pas les voitures que nous n'en faisons pas. Il y en a toujours une vingtaine par projet.
JA. La multiplication des modèles implique des délais de développement plus courts et un contrôle des coûts plus drastique : comment parvenez-vous à dompter ces contraintes ?
CB. Il faut garder une attitude positive et ne pas tout assimiler à des contraintes ou à de nouvelles difficultés. Cette nouvelle réalité doit donner la priorité au travail en équipe, à la compréhension en interne et à la force des engagements. Cela permet de mieux travailler ensemble. Ainsi, les designers ne doivent pas rester dans leur coin, mais bel et bien discuter avec les ingénieurs et aller leur présenter leurs pistes de travail.
JA. Les contraintes liées aux enjeux environnementaux se durcissent aussi sérieusement, comment les gérez-vous ?
CB. A mon sens, chaque contrainte est une opportunité. Et les enjeux environnementaux sont pour les designers comparables à ceux de la sécurité ou de la qualité dynamique. C'est la même chose pour les ingénieurs. Si j'ai un message à faire passer, dans le droit fil de ce que j'évoquais à l'instant, il s'adresserait aux ingénieurs : vous ne devez pas avoir peur, entre guillemets, des designers, venez nous voir, nous demander certaines choses, nous expliquer vos contraintes. Il ne faut pas avoir peur d'un prétendu dogmatisme des designers. D'autant qu'un véhicule doit ressembler à ce qu'il doit être par rapport à une finalité globale. Et non pas par rapport à une addition de finalités.
JA. Le concept de "voiture mondiale" vous semble-t-il réaliste ?
CB. Il y a deux définitions de ce concept. Une mauvaise, qui consiste à penser que l'on peut imposer partout quelque chose de manière hégémonique. Et une bonne qui implique que l'on va proposer quelque chose dans lequel une multitude de gens se reconnaîtront. Dans ce cadre, les notions d'utilité ou de solutions prennent alors le pas sur le diktat du minimalisme.
JA. Seriez-vous excité à l'idée de devoir dessiner une Logan, c'est-à-dire un modèle low-cost ?
CB. Je l'ai déjà fait lorsque j'étais chez Fiat et cette expérience m'a plu. L'idée clé est de ne pas raisonner exclusivement par rapport au prix. Il faut surtout identifier la demande des consommateurs et trouver les bonnes réponses et les bonnes solutions. Le tarif fait naturellement partie du cahier des charges, mais ce n'est pas ce qui fera le succès d'un véhicule low-cost.
JA. A l'opposé et en un mot, quelle est votre définition du Premium ?
CB. C'est un niveau vraiment très, très élevé d'exigences. C'est l'intransigeance vis-à-vis de l'exigence. Poussé à un point que l'on ne peut pas toujours soupçonner de l'extérieur.
JA. En considérant le fracassant succès de Mini, pouvez-vous nous donner le secret stylistique d'un revival réussi ?
CB. La Mini n'est pas un revival ! Vous y retrouvez naturellement la reprise de motifs historiques, mais cela ne va guère plus loin. D'ailleurs, vous ne parlez pas de revival à propos de la nouvelle Série 3 qui est venue remplacer l'ancienne. Dès lors, si secret il doit y avoir, je dirais que c'est parce que nous avons résolu de nouveaux problèmes qui se posaient et apporté de nouvelles solutions à une clientèle potentielle. Il s'agit en fait d'une démarche, celle que nous aussi eue avec le X5 qui innovait en conciliant vraiment on-road et off-road. La notion d'icône visuelle n'est pas aussi simple à exploiter qu'il n'y paraît. Vous devez d'abord proposer de nouvelles solutions, avant de l'exploiter. En somme, il faut faire attention à ne pas se tromper de direction dans la méthode.
JA. Quels sont les nouveaux matériaux qui vous ouvrent aujourd'hui les perspectives les plus intéressantes ?
CB. Même si ces perspectives sont très vastes et prometteuses, parfois encore insoupçonnables si on pense aux matières vivantes par exemple, il me semble qu'il y a une question encore plus intéressante que les nouveaux matériaux en tant que tels : il s'agit de la manière dont nous allons les travailler et plus encore, de la manière dont nous allons tous travailler à l'avenir.
JA. Par rapport aux promesses de nouvelles technologies, comme le by-wire par exemple, comment imaginez-vous l'architecture des véhicules du futur ?
CB. Je crois qu'il faut sortir du dogmatisme des nouvelles technologies. Les innovations ont toujours été en partie efficaces, pas plus. Il n'y a pas de miracle à attendre. Si vous prenez les moteurs, le champ des possibles s'élargira considérablement, mais tous les moteurs seront-ils pour autant intégrés au châssis ? Je n'en suis pas certain. Car il faudra toujours se référer à la demande des clients et respecter ses attentes. Nous ne pouvons pas tout imposer en bloc et décréter que ce sera comme cela et c'est tout. Quand vous allez chez votre libraire, il connaît les livres que vous avez achetés avant et peut vous conseiller, mais s'il vous dit : "vu que tu as acheté ceci et cela avant, tu dois lire ce livre, ça va te plaire", vous n'êtes pas très content. On ne peut pas imposer cela au consommateur, ça ne fonctionne pas.
JA. Sur la scène du design industriel, quels sont les produits, tous secteurs d'activité confondus, qui vous ont séduit dernièrement ?
CB. Difficile d'en isoler un ou deux à brûle-pourpoint… Il y en a tellement ! Mais regardez mon téléphone portable Nokia : il s'ouvre comme un Zippo, j'adore ! Au fil du temps, c'est devenu comme un talisman dans ma poche. Même s'il n'est pas du dernier cri technologique, je me le suis totalement approprié. Ca, c'est intéressant.
JA. Pour conclure, vous avez la réputation d'un enfant terrible dans le milieu du design automobile : qu'est-ce que cela vous inspire ?
CB. Pas grand-chose… Rien… De toutes façons, je n'y peux rien. Que les opinions et les réputations soient bonnes ou mauvaises, vous ne pouvez pas faire grand-chose, c'est autour de vous… Dans une certaine mesure, je dirais quand même que c'est le lot du bon design, du design qui va contre la pétrification des codes et des formes. Cela tend à prouver que nous bougeons, que nous osons. Vous savez, dans la vie, il y a beaucoup de gens qui cuisinent froid, mais qui prétendent bien cuisiner. Pourtant, quand vous goûtez leurs plats, c'est vraiment terriblement froid…
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