Luc Chatel, PFA : "L’avenir de notre industrie va se jouer pendant ce quinquennat"
Journal de l’Automobile : Quelle est la situation de la filière automobile dans ce contexte de pénurie ?
Luc Chatel : En affaires, on a l’habitude de dire qu’une crise chasse l’autre. Dans l’automobile, elles s’additionnent les unes aux autres. Je rappelle que nous ne sommes toujours pas remis de la pandémie de Covid, et que, sur les premiers mois de l’année 2022, le marché reste en retrait de 36% par rapport à son niveau d’avant crise en 2019. Nous sommes d’ailleurs la seule filière industrielle dans ce cas. Et vient aujourd’hui s’ajouter la crise ukrainienne qui a des conséquences multiples.
J.A. : Quelles sont les conséquences sur le secteur automobile de la guerre en Ukraine ?
L.C. : La première conséquence concerne bien sûr les entreprises qui ont des activités directes en Russie et en Ukraine. En Ukraine, la fabrication de faisceaux de câbles, malgré la réactivité des équipementiers et des constructeurs, a été mise à mal pendant deux mois environ avec des ruptures d’approvisionnement. Bien sûr, il y a la Russie où plusieurs équipementiers et constructeurs sont présents sur le territoire. Renault doit aujourd’hui effectuer un retrait, une décision difficile, mais qui se comprend très bien. Le constructeur était dans la pire des solutions en investissant chaque mois beaucoup de cash à fonds perdus. La situation ne pouvait durer. C’est très injuste au regard du travail de redressement réalisé par les équipes sur place. Reste que, évoquant ici Renault, je veux saluer le travail formidable engagé depuis deux ans, avec une vraie stratégie, validée et appréciée par tous les observateurs, qui a permis de dégager un résultat net positif de près de 1 milliard d'euros pour 2021.
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J.A. : Comment gérer les problèmes d’approvisionnements en matière premières et matériaux ?
L.C. : C’est la deuxième conséquence directe de cette nouvelle crise. Nous subissons de fortes tensions sur l’aluminium, le platinum, sur le noir de carbone pour les fabricants de pneumatiques. Sans oublier que la Russie est le deuxième fabricant de nickel et cobalt… bref les tensions s’accumulent et vont continuer à avoir des conséquences dans les mois qui viennent sur l’ensemble de notre chaîne logistique. Ce qui justifie un gros travail à mener sur notre souveraineté en matière d’approvisionnement. C’est le sujet révélateur de ces crises : notre capacité en Europe et en France à être davantage souverain, en particulier sur les semi-conducteurs, sur les matériaux stratégiques indispensables à l’électrification. Nous pensions, à l’automne dernier, que la crise se résorberait au second semestre 2022. Mais l’addition de la résurgence du Covid en Asie et des impacts de la guerre en Ukraine fait que l’on ne verra pas le bout du tunnel avant 2023.
Le taux d'utilisation des usines se situe entre 65 et 70 % mais avec des stop & go permanents et des difficultés énormes de prévisibilité
J.A. : Les tensions sur les prix vont-elles s’accentuer ?
L.C. : L’inflation galopante arrive au pire des moments car nous n’arrivons déjà pas à encaisser le différentiel de prix de revient entre un véhicule électrique et thermique qui oscille entre 40 à 50 %. Juste un chiffre pour bien comprendre la conséquence de cette nouvelle crise : cela signifie un surcoût de 4 000 euros pour la fabrication d’une batterie, soit 40 % de hausse. Et je ne parle même pas du prix de l’acier, de la logistique, des transports… Cela veut dire que tant que nous n’avons pas comblé cet écart, nous avons besoin d’un accompagnement et il ne s’agit pas d’une prime one shot pour lancer le marché.
J.A. : Quel est le taux d’utilisation des usines automobiles ?
L.C. : Le taux se situe entre 65 et 70 % mais avec des stop & go permanents et des difficultés énormes de prévisibilité. Une situation très difficile à gérer pour les constructeurs, mais plus encore pour les équipementiers et fournisseurs. Ce qui constitue une source d’inévitables tensions au sein de la filière. Les constructeurs apprennent souvent au dernier moment s’ils vont ou pas disposer des composants électroniques leur permettant d’assurer la production. Et la décision du planning de fabrication s’effectue quasiment la veille pour le lendemain.
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J.A. : Ce faible taux d’occupation va-t-il entraîner une transformation plus rapide de ces usines ?
L.C. : En Europe, Il n’y a pas de projet de redimensionnement de l’ensemble du volume de production à moyen terme, hors impact électrique. Or, ce sujet s’aggrave avec la crise. L’étude que nous avions commanditée à Alix Partners montre bien cet impact. Réalisée avant l’invasion de l’Ukraine, cette étude précisait que si le prix de revient des composants d’un véhicule augmentait de plus de 4 000 euros, l’impact sur le marché pourrait atteindre -25 %.
J.A. : Le président de la République va prochainement nommer un nouveau gouvernement. Qu’en attendez-vous ?
L.C. : L’avenir de notre industrie va se jouer pendant ce quinquennat. Quand je dis l’avenir, c’est un nouveau départ pour l’automobile européenne. Est-ce que la France en fera partie ? Voilà l’enjeu. Nous serons très attentifs aux décisions du futur gouvernement en matière économique et industrielle. Nous devons mettre toutes nos forces dans la bataille pour que la France fasse partie du peloton des grands pays automobiles dans les 5 ans qui viennent.
Si nous voulons encore exister dans la filière européenne, il va falloir agir sur la compétitivité avec notamment les impôts de production
J.A. : Quels sont les sujets que vous aborderez ?
L.C. : Tout d’abord et nous l’avons dit aux candidats, nous continuons d’avoir un vrai sujet de compétitivité en France. Il faut arrêter de le nier et les industriels sont très bien placés pour en faire le constat puisqu’ils ont des usines dans tous les pays. On peut d’ailleurs, au passage, s’interroger sur le différentiel d’aides, jusqu’à 40 %, qui existe entre un pays d’Europe centrale et la France. Mais, sur la compétitivité, comparons-nous simplement avec l’Espagne, devant nous désormais pour la production automobile alors que ce pays n’est pas historiquement une grande nation automobile ! Si nous voulons encore exister dans la filière européenne, il va falloir agir sur la compétitivité avec notamment les impôts de production, mais aussi sur l’écart de coûts salariaux. Nous plaidons, en particulier, en faveur de la création de zones franches dédiées aux technologies d’avenir. Puisque nous aurons une nouvelle réglementation européenne qui nécessite une transformation totale de notre industrie, il est normal que l’Europe nous aide pour gommer ce différentiel. Enfin, nous devons renouveler le partenariat noué avec les pouvoirs publics depuis 4 ans. Il a permis de soutenir plus de 400 entreprises de la filière, dans le cadre du Fonds d’investissement et de modernisation, pour un montant total de près de 400 millions d’euros. Et, en matière d’innovation, il s’est traduit à travers le CORAM, par le soutien d’une cinquantaine de projets structurants ayant bénéficié au total de près de 350 millions d’euros et représentant un investissement en R&D de près de 1,1 milliard d’euros. Une nouvelle enveloppe de 250 millions d’euros a été annoncée pour 2022 en mars dernier. Ce sont aussi les grands projets d’innovation au niveau européen (IPCEI) sur les batteries, l’hydrogène et l’électronique de puissance. Ces dispositifs doivent être pérennisés, l’effort ne doit pas se relâcher, nous ne sommes qu’au début de la transformation.
Il est temps d’avoir une approche à 360° et cesser de voir le sujet par le petit bout de la lorgnette
J.A. : Comment se déroulent les discussions sur les futures normes d’émissions de CO2 et la volonté de Bruxelles d’interdire les moteurs thermiques en 2035 ?
L.C. : Faut-il une solution technologique unique en Europe ? C’est la question qui, au fond, est posée. Nous, nous pensons que la solution unique est un pari très risqué. Et risqué, d’abord, au plan environnemental. Vendre des véhicules électriques en Pologne où 80 % de l’énergie reste fortement carbonnée a-t-il vraiment du sens ? Il faut avoir ce débat avec les citoyens de l’Union européenne qui seront en droit de venir demain nous demander des comptes si les décisions prises aujourd’hui devaient se traduire par un bilan carbone qui ne soit pas au rendez-vous. Quid du mix énergétique européen, mais aussi du bilan CO2 de l’extraction dans les mines au Cameroun ou en Chine, de la question du recyclage des batteries ? Il est temps d’avoir une approche à 360° et cesser de voir le sujet par le petit bout de la lorgnette. Nous avons engagé la plus grande transformation de notre histoire, nous serons au rendez-vous, il n’y a pas de problème. D’ailleurs, la part de marché du véhicule électrifié en France a été multipliée par 10 en 4 ans. Mais attention à la solution unique !
J.A. : Quelle est la position de la France ?
L.C. : La filière française défend le fait qu’en 2035, il n’y ait pas que des véhicules 100 % électriques, mais aussi des hybrides rechargeables. Contrairement à ce que dit Thierry Breton, Commissaire européen, il n’est pas possible d’expliquer aux constructeurs "vous allez faire des voitures électriques pour l’Europe et des thermiques pour le reste du monde…" Avec nos collègues allemands du VDA, nous avons défendu une position commune très claire qui plaide en faveur d’une diversité technologique au-delà de 2035. Mais il faut aussi être très clair sur le rythme de la transition. Plus nous devrons aller vite, plus la transformation sera brutale, moins les entreprises de la sous-traitance pourront l’encaisser et donc plus il y aura de la casse sociale, et des risques de délocalisations. Nous aboutirons alors à l’effet inverse de ce qui est souhaité. Donc j’alerte les pouvoirs publics sur ce point.
J.A. : Quels sont les risques en termes d’emplois ?
L.C. : Si l’on accélère le mouvement avec par exemple une interdiction plus rapide des véhicules thermiques, les menaces sont évaluées à près de 100 000 emplois d’ici 2035. Déjà, avant cette future règlementation, nous l’avions estimé à 65 000 postes à horizon 2030. Mais attention, nous ne disons pas que nous voulons revenir en arrière. La filière automobile apparaît aujourd’hui en Europe comme l’un des acteurs majeurs de la transition écologique et se positionne résolument comme une industrie des solutions face à l’urgence climatique. C’est incontestable ! Mais nous disons qu’il ne faut pas durcir le rythme car -55 % d’émission en 2030, c’est déjà très violent. Et s’agissant de l’échéance de 2035, ne fermons pas aujourd’hui la porte aux innovations technologiques, mais donnons-nous rendez-vous en 2027-2028, avec une clause de revoyure qui permette d’évaluer les impacts pour prendre une décision éclairée. Aujourd’hui, le véhicule électrifié pèse 20 % du marché mais pour respecter l’objectif Fit for 55, nous devons passer à 70 %. Passer de 20 à 70 % en huit ans, nous y sommes prêts, mais le consommateur va-t-il adhérer ? Est-il prêt à payer, puisque plus on va vite, plus c’est cher ? Ne va-t-on pas perdre les classes moyennes ? L’outil industriel est-il capable de supporter ce rythme de transformation ? Et enfin le réseau de bornes de recharge va-t-il être suffisamment déployé ? Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et ce doit être la priorité N°1 du prochain gouvernement.
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J.A. : Pensez-vous que la France peut obtenir une entente sur cette clause de revoyure en Europe ?
L.C. : Le gouvernement est à l’écoute sur ces sujets mais il n’est pas seul et présider le Conseil de l’Union européenne dans cette période n’est pas forcément un atout. Car tenir la présidence du conseil réclame d’être le pays de la synthèse sans pousser trop explicitement vos propositions. Mais plutôt les faire appuyer par d’autres. Or, il n’y a pas beaucoup de pays producteurs d’automobiles autour de la table. Et les pays qui n’ont pas les problèmes ont souvent les principes. Pour l’avenir de notre secteur, nous avons besoin de gens courageux qui n’envisagent pas les décisions vues de leur seul pays mais des intérêts de l’Europe dans son ensemble. Car ce n’est dans l’intérêt de personne qu’il n’y ait plus d’industrie compétitive en Europe, y compris pour les pays du Nord. Les accords se font à 27, il faut créer un consensus, vous le voyez, la partie est difficile, mais lourde d’enjeux pour l’avenir industriel français et européen.
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