Entretien avec Ernest Ferrari, consultant
...rêvée d'amener constructeurs et distributeurs à remettre en cause leurs pratiques et leurs dogmes. Mais est-ce vraiment envisageable ?
Journal de l'Automobile. Avant de rentrer dans le détail des différents scenarii ayant trait au règlement, pensez-vous que la crise économique peut conditionner les débats, alors que normalement, ce ne devrait pas être le cas étant entendu qu'on évoque une réflexion plus globale et indépendante de toute conjoncture ?
Ernest Ferrari. A mon sens, il y aura du dit et du non-dit. Le "dit", ce sera précisément ce que vous évoquez, c'est-à-dire qu'un choix de règlement ne saurait être pris en fonction d'une crise, par nature ponctuelle, quelle que soit son ampleur. Mais le "non-dit", c'est autre chose et on imagine mal la Commission Européenne, dans une situation comme celle-ci, ne pas chercher à protéger l'industrie automobile et ne pas faire attention à ce qui pourrait aider les constructeurs à mieux sortir de l'ornière. Il est donc vraisemblable que les décisions à venir seront aussi favorables que possible, dans le respect du cadre législatif bien entendu, aux constructeurs, même si cela s'opère en partie au détriment des distributeurs. La priorité, c'est de sauver l'industrie automobile, ce qui est somme toute recevable. Par conséquent, ce que peuvent craindre les distributeurs si nous parvenons au règlement général de la concurrence et ce que peuvent craindre les distributeurs par rapport à la crise, dont on sait qu'elle va durer au moins jusqu'à mi-2010, devient lié.
CURRICULUM VITAE
Diplômé d'HEC, Ernest Ferrari débute sa carrière chez Renault en 1970, puis la poursuit dans le groupe Fiat à partir de 1981. Il sera successivement directeur marketing pour l'Italie des marques Fiat et Lancia, directeur du marketing tous pays (1984), directeur des ventes Europe (1986), directeur export monde de Fiat et Lancia (y compris l'Europe), directeur de la division Lancia (1990), directeur des marchés extérieurs (hors Italie) pour les marques Fiat, Lancia et Alfa Romeo (1992), adjoint au directeur commercial.
En 1993, il revient chez Renault. Il y sera directeur Europe du Nord (14 pays), directeur marketing monde (1994 à 1997) puis conseiller du président Louis Schweitzer (1998).
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JA. Venons-en au 1400/02, le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a pas été épargné par les rapports de la Commission, n'est-ce pas ?
EF. La première indication fournie par la Commission, en relation avec l'application du règlement 1400/02, est que le règlement n'ayant servi à rien - je schématise et je caricature bien entendu -, il n'y a pas de raisons objectives pour qu'il y ait un autre règlement d'exemption spécifique pour l'automobile. Dès lors, le règlement général 2790/99 suffirait largement, et aurait suffi d'ailleurs, à obtenir les bons résultats obtenus par le 1400/02, par exemple sur l'après-vente. Pour le reste, le 1400/02 n'a pas atteint ses objectifs, en particulier pour ce qui concerne le multimarquisme dans les mêmes locaux et sous une même dénomination sociale ou encore l'ouverture de nouveaux points de vente. Donc l'automobile peut très bien s'intégrer dans le règlement 2790/99. Un élément mérite quand même d'être souligné : ce règlement arrive à échéance le 31 mai 2010. Il sera donc intéressant de voir s'il sera reconduit en l'état ou bien alors modifié. Personne n'a une boule de cristal pour prédire l'avenir, mais à mon avis, cela ira dans le sens d'une plus grande liberté d'action des constructeurs. Sachant que le 2790/99 comprend en particulier une clause de non-concurrence qui peut durer jusqu'à cinq ans, voire dans certaines hypothèses au-delà. Par ailleurs, il intègre la possibilité de résiliation à deux ans sans donner de motivation détaillée aux réseaux, mais ne stipule pas la liberté d'établissement.
JA. Vous ne remettez pas en cause le rapport d'évaluation, êtes-vous totalement d'accord avec ses conclusions ?
EF. C'est encore une autre histoire… Ce rapport est très certainement orienté de façon objective, mais un certain nombre d'acteurs ne sont pas intervenus dans le débat avec suffisamment de conviction et de clarté, principalement les distributeurs. Ils se reprennent maintenant au travers du Cecra, mais ils ont manqué de force avant, comme bien souvent d'ailleurs. Ils n'ont pas cherché à équilibrer la balance par rapport à l'action des constructeurs vis-à-vis de la Commission. Alors même que les représentants des concessionnaires veulent que le 1400/02 soit prorogé. En outre, il y a un autre fait, objectif, que la Commission n'a pas assez pris en compte : il s'agit de la réalité du rapport de force entre distributeurs et constructeurs…
JA. Vous soulignez les objectifs que le 1400/02 n'a pas remplis. Ce règlement était-il insuffisant dans sa conception même ou alors est-ce que ce sont les acteurs du marché qui n'ont pas voulu remplir ces objectifs ?
EF. La plupart des acteurs du marché ont le profond regret qu'on n'ait pas conservé le règlement 1475/95, lequel prévoyait la sélectivité et l'exclusivité, ce qui permettait, d'un certain point de vue, de bien limiter les choses, notamment la concurrence intra-marque, et ce qui protégeait aussi les concessionnaires qui avaient un territoire dédié. Parallèlement, les constructeurs contrôlaient la situation. Mais est-ce que cela servait les consommateurs ? Vraisemblablement pas et c'est ce qui a orienté la Commission vers le 1400/02. Mais comme le 1400/02 a failli, le regret demeure majoritairement vivace, car par tradition, ce n'est pas un secteur qui aime l'accroissement de la pression concurrentielle.
JA. Si on se dirige vers le règlement général, existe-t-il un réel besoin de clauses sectorielles ?
EF. Tout dépend du point de vue duquel on se place. Si on se place uniquement du côté des distributeurs, bien sûr. Mais les constructeurs voient cela comme un gros inconvénient donc je crois que l'affaire est quasiment entendue. Mais en fait, est-ce que les constructeurs souffriraient vraiment d'une libéralisation du marché telle qu'elle est prévue dans le 1400/02 ? A court terme, c'est évident, mais maintenant, à long terme, il faudra bien en passer par là car la rentabilité d'une affaire qui ne vend qu'une marque et qui a investi énormément pose problème. C'est d'ailleurs pour cela que nous allons assister à une forte réduction du nombre de concessionnaires dans les années qui viennent, à commencer par cette année-ci. Et la crise actuelle va accélérer le phénomène, même s'il est difficile de parler de crise intense en Europe.
JA. Qu'entendez-vous par là ?
EF. Je ne nie pas que nous ne sommes pas dans un contexte de crise, mais réfléchissons un instant : la chute des ventes dans la zone Europe, hors Europe de l'Est, est pour l'heure de l'ordre de 4 à 5 % et les prévisions les plus pessimistes tablent sur - 8 % à la fin de l'exercice. Qu'est-ce qu'une industrie qui n'est pas capable de résister à une chute de volume de 8 % ??? C'est sans doute qu'il y a plus fondamentalement quelque chose qui ne fonctionne pas ! Le modèle économique n'est pas bon et il y a plusieurs raisons à cela.
JA. Quelles sont précisément les principales raisons de ce dysfonctionnement structurel selon vous ?
EF. La première, essentielle, réside dans le fait que l'industrie automobile aime les stocks… C'est la seule industrie dans ce cas de figure. Or, travailler avec des stocks importants, surtout en temps de crise, rime avec frais financiers et aussi problèmes de financement. On a laissé faire cela pour bien des raisons, mais fondamentalement, cela mérite une réflexion, voire une remise en cause. Une autre raison peut être mise en avant. Depuis la dernière grande crise, 1992-1993, avec des chutes de volumes significatives, il a fallu attendre 1997 pour revenir aux volumes antérieurs, mais comment a-t-on récupéré lesdits volumes ? En injectant dans le circuit énormément de moyens commerciaux et énormément de promotions. Donc vous êtes dans une situation de rendement décroissant. Si on continue à injecter des moyens commerciaux pour améliorer les choses, et bien chaque e€ qui sera dépensé rendra moins que l'e précédent. Ces deux raisons sont bien entendu liées, car si vous produisez sans relâche et que vous mettez vos stocks chez les concessionnaires, arrive un moment où si vous ne voulez pas que votre réseau souffre, il faut que les véhicules passent en clientèle et là, vous sacrifiez les marges. Cette politique montre clairement ses limites aujourd'hui et la raison dirait qu'il faut en revenir, ou plus exactement qu'il faudrait en venir pour la première fois depuis fort longtemps, à un système où le client attend son véhicule. Donc, arrêter de penser qu'il est nécessaire d'avoir des véhicules partout pour satisfaire tous les clients immédiatement et d'avoir des gammes avec des véhicules qui représentent des volumes confidentiels. Pour opter pour une nouvelle politique vis-à-vis de la clientèle, réconciliant consumérisme et raison économique.
JA. Mais comment peut-on rompre avec ce système aujourd'hui ?
EF. C'est difficile et cela ne peut pas se faire du jour au lendemain. Mais en faisant un peu de provocation, on peut dire qu'il faudrait parvenir au fil des ans à ce que les constructeurs n'aient pas plus d'un jour de stock par rapport à leur réseau. Cela amène évidemment à avoir des vitrines moins opulentes et à casser certaines habitudes pour mieux utiliser les NTIC et leurs supports notamment.
JA. Les pouvoirs publics français peuvent-ils avoir un rôle à jouer dans la vaste problématique que nous évoquons ?
EF. Oui. Si vous regardez le marché français, vous apercevez un marché du VN qui tourne autour de deux millions d'unités et un marché du VO qui avoisine les six millions d'unités. Et vous avez un parc qui affiche un âge moyen de plus de huit ans, ce qui signifie qu'il y a des véhicules qui circulent qui ont été produits il y a plus de quinze ans et conçus il y a plus de vingt ans ! Qu'est-ce qu'un véhicule comme cela fait encore sur la route ? Il pollue. Au niveau de la sécurité et de la compatibilité, c'est une catastrophe. Et qu'on le veuille ou non, il représente un obstacle à la vente de VN. Donc les pouvoirs publics pourraient décider de limiter la durée de vie des véhicules en organisant le cafutage après x années. Cela ne peut se faire que de façon très progressive, bien entendu. Mais les pouvoirs publics auraient toute légitimité à mettre en place ce système par rapport au défi environnemental actuel.
JA. Pour conclure, à vos yeux, que vaut le modèle de distribution automobile aujourd'hui ?
EF. Là encore, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas et il conviendrait de renoncer à un certain nombre de dogmes. Parmi lesquels l'idée des immenses concessions, l'idée des réseaux identiques et ultra-homogènes, l'idée de ne vendre qu'une marque sur un même lieu, etc. En fait, il faudrait laisser de l'espace à l'initiative des distributeurs. Dans le système actuel, tout, ou presque, est décidé par le constructeur et il est plutôt confortable pour un concessionnaire, entre guillemets, d'appliquer une politique et des règles qui vont conditionner sa rémunération. Or cela crée les conditions des faillites de demain et d'aujourd'hui, et si on concentre plus encore, les problèmes à venir seront encore plus importants. Bref, c'est contraire à la notion de l'entrepreneur maître de ses initiatives. Du coup, dans le système actuel, on a principalement des spéculateurs et des bons soldats, sans que cela soit péjoratif. Mais vous avez peu de vrais entrepreneurs car il n'y a pas assez de liberté d'action. Or cela permettrait d'ouvrir les portes à de nouveaux venus, ayant vraiment de nouvelles idées et la volonté de gagner de l'argent. Je pense en fait qu'il n'y a pas un seul modèle de distribution automobile. Celui-ci touche vraisemblablement ses limites, mais il n'est guère utile de réfléchir à un nouveau modèle unique. Il faut accepter une voie protéiforme et somme toute plus stimulante pour la concurrence. Enfin, entendons-nous bien, je ne suis pas favorable à un modèle où les distributeurs dicteraient leur loi aux constructeurs. Cela existe dans d'autres secteurs et ce n'est pas fécond, car cela nuit notamment à l'innovation.