Bertrand de la Selle, Equancy : "Les mentalités bougent lentement dans l’automobile"
JA. Dans une interview réalisée il y a quelques années avec le JA, vous pointiez le retard de la distribution automobile dans la digitalisation. Les choses ont-elles changé aujourd’hui ?
BS. Nous n’avons pas l’impression d’une réelle évolution dans l’automobile, surtout quand on compare le secteur à d’autres. Prenez par exemple la banque, radicalement transformée par la digitalisation. Avec, in fine, une évolution significative de l’expérience client. La façon dont nous écoutons de la musique reflète également une réelle évolution. D’autres secteurs ont ajusté leurs parcours clients avec quelques évolutions. C’est le cas de l’hôtellerie par exemple, avec la possibilité de réaliser le check-in ou check-out via une application. Dans le secteur, certes, 80 % des clients et prospects regardent sur le Net avant de faire leur achat. Mais rien de nouveau sous le soleil, considérant que la finalisation de cet achat est au bout du compte toujours réalisée en concession.
JA. On voit tout de même fleurir des nouveaux concepts de concession avec des outils digitaux. Cela ne fait pas partie de la digitalisation ?
BS. Certes, il existe de nouveaux concepts de distribution avec comme exemple les Audi City, les Tesla à Parly 2. Mais il ne s’agit pour le moment que de concepts ou de prouf of concepts qui permettent surtout aux marques de bénéficier d’un carrefour d’audience physique.
Quant aux outils digitaux qu’intègrent les concessions, il ne s’agit que d’améliorations à la marge, ne permettant pas de radialement changer le monde de la distribution automobile. Mais qui, certes, donnent l’occasion d’offrir une nouvelle expérience de marque et de fluidifier le parcours client… quand ils fonctionnent ou sont bien utilisés par les vendeurs. Les configurations réalisées à domicile puis transposées en concessions sont par exemple très souvent refaites avec les vendeurs, qui voient l’occasion de donner des conseils ou de pratiquer de la vente additionnelle. Sans oublier les financements ou les contrats de maintenance qui compliquent la donne. Au final, aujourd’hui, le process physique d’achat n’a pas vraiment évolué. La transformation de la distribution tient surtout de l’évolution de la culture digitale des gens qui font de la distribution, pas des tablettes et configurateurs.
JA. Les clients sont-ils réellement prêts à passer au 100 % digital dans l’automobile ?
BS. Les mentalités dans l’automobile bougent lentement du côté des constructeurs majeurs. Aucun n’impulse le mouvement et ne peut d’ailleurs prendre le risque de transformer radicalement son réseau et sa façon distribuer, sous peine de perdre une grande part de ses ventes. A partir de là, les mentalités des clients bougent lentement également. Le e-commerce pur dans l’automobile est pour l’instant irréalisable et inenvisageable car soumis à un plafond de verre : celui de l’absolu nécessité de se rendre en concession. Même les sites de vente en ligne les plus avancés demandent quasi obligatoirement un site physique. Sans compter que, en France, l’acheteur moyen d’un véhicule n’est pas un digital native. Ce qui freine le client, quel que soit son âge, c’est le non-respect des fondamentaux propres au e-commerce, applicables à n’importe quels secteurs.
JA. Quels sont-ils ?
BS. Le premier, c’est la clarté de l’information. Regardez à quel point les constructeurs peinent à communiquer clairement. L’automobile reste quand même le seul secteur à être incapable d’afficher un prix clair et qui ne parvient pas à simplifier le processus d’achat. Pour avoir un prix, le client doit aller en concession et conclure une transaction issue d’une négociation interminable.
Ces constructeurs ne savent également pas communiquer sur leur produit : vous pouvez vous en rendre compte quand vous recevez un e-mail de promotion mettant en avant "un Peugeot 3008 Puretech 1.2 Allure BVA6". Les gens ont-ils vraiment envie qu’on communique avec eux de cette manière ? On démontre la technicité d’un produit plutôt que son utilité. Cette industrie assène sa technologie avec un langage abscons plutôt que de montrer le bénéfice client. On doit pouvoir offrir de la simplicité dans l’information, mais aussi dans l’achat. La flexibilité est d’ailleurs le second fondamental du e-commerce.
JA. Qu’entendez-vous par plus de flexibilité ?
BS. Je pense à la flexibilité dans l’engagement et l’usage, qui permettrait de désacraliser l’achat automobile et de faire véritablement évoluer le process d’achat. Les formules de location, en plein boom, sont un bon exemple. Tandis que certains constructeurs souhaitent aller plus loin en s’intéressant à la muti-modalité, d’autres songent à aller plus loin en combinant en une seule offre non seulement cette multiplicité des services de mobilité, mais aussi en permettant la location d’un modèle sur de courtes et moyennes durées.
Ces services et façons de commercialiser l’automobile s’inscrivent dans une tendance lourde chez les constructeurs, challengés dans un univers concurrentiel où gravitent de nouveaux acteurs. Et devraient permettre de rendre plus simple le processus d’achat via une souscription plus fluide, moins engageante.
JA. Des lors, quel avenir pour les concessions et les équipes ?
BS. Ce qui est remarquable dans l’automobile, c’est qu’on a déporté la complexité de connaisance du produit sur le consommateur, mais les concessions cathédrales n’ont toujours pas gagné en efficacité. En résultent des manquements criants : près de la moitié des clients ne sont pas satisfaits de la prise en main de leur véhicule. Dans ce cadre, le métier de vendeur devra et doit déjà, à l’heure des modèles alternatifs, connectés et autonomes, devenir conseiller. Le but est de faire comprendre aux clients la technologie et les bénéfices qu’elle leur apporte. La concession devient donc surtout un centre de pédagogie. Les équipes ne doivent plus être rémunérées à la vente, mais sur la qualité de la prise en main.
Autant d’évolutions qui posent donc la question de la localisation et de l’ampleur des points de vente : a-t-on encore aujourd’hui besoin de milliers de mètres carrés en zone industrielle ou plutôt de points bien placés en ville ? Doit-on se rapprocher des clients, pour aller même jusqu'à leur domicile ? Si les concessions sont amenées à se rationaliser, voire disparaitre, sur quoi capitaliseront les distributeurs ? Autant de questions auxquelles il faudrait bien trouver des réponses. Mais dans ce secteur qui vit sur beaucoup d’acquis et fournit nombre d’emplois, il n’est pas facile d’accepter les transformations profondes, nécessaires, mais bouleversantes.