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Retour à la normalité ou nouveau normal ?

Publié le 14 juin 2021

Par Romain Baly
8 min de lecture
TRIBUNE - Spécialiste du recrutement et chasseur de têtes dans le secteur automobile, Christophe Muyllaert nous livre chaque mois son regard sur un sujet d'actualité. Bousculé par la pandémie, l'équilibre des entreprises est désormais à revoir et un retour au monde d'avant paraît très improbable.
Christophe Muyllaert, Partner Mobilité et Transport chez Agora Search&Consulting.

 

Véritable programme condensé en à peine deux mots, l’expression "Nouveau Normal" est apparue dès le début la pandémie du coronavirus, comme la promesse d’un monde futur revu et corrigé. On attendait alors de la crise qui en a résulté qu’elle opère une espèce de "reboot" social, à l’image des profonds changements intervenus lors d´évènements précédents de portée planétaire. De fait, le vocable n’est pas nouveau puisqu’apparu à la fin de la première guerre mondiale, il a récemment été repris lors de l’éclatement de la bulle Internet dans les années 90, l’épidémie de la grippe aviaire en 2005, et la crise financière de 2008. Mais quinze mois plus tard, à l’heure où sont progressivement levées les mesures contraignantes mises en place par les autorités, semble prévaloir l’aspiration d’un retour à normale, pouvant laisser penser que la lassitude aura mis à mal notre ambition de rénovation et nos velléités de transformation.

 

Deux populations de travailleurs

 

Or, rien n’est moins sûr, puisque l’élément fondateur du Nouveau Normal n’a pas attendu la fin d’une crise dont il est précisément issu. Phénomène marginal avant l’épidémie, le télétravail (ou travail à distance puisqu’il ne se résume pas à une simple présence connectée derrière un écran) s’est installé sous la contrainte et du jour au lendemain dans le quotidien de millions de français, alors qu’il semblait devoir nécessiter des années pour se mettre véritablement en place. S’il est loin d’intéresser tous les salariés puisque, selon un sondage réalisé par Harris Interactive, 63 % des actifs travaillaient à 100 % en présentiel du 29 mars au 4 avril derniers, le télétravail concerne les 2/3 de ceux qui considèrent leur activité comme pouvant s’exercer à distance (représentant 54 % des interrogés). Cette dichotomie entre salariés travaillant à domicile et ceux qu’on peut qualifier de "travailleurs de terrain", constituera d’ailleurs un enjeu majeur pour les entreprises où se côtoient les deux populations, puisqu’il s’agira de gérer la frustration et le sentiment d’injustice ressentis par ceux n’ayant pas accès à ce qu’ils ne manqueront pas de considérer comme un avantage.

 

Un modèle hybride à construire

 

Il n’en reste pas moins que l’année qui vient de s’écouler a constitué un formidable laboratoire ayant permis de tester en grandeur nature les bienfaits et inconvénients du travail à distance, lequel en sort particulièrement renforcé dans toutes les enquêtes s’intéressant à ses "pratiquants". A titre d’exemple, l’étude intitulée "les Français et le télétravail" réalisée par Odoxa pour Saegus et BFM Business après deux des trois périodes de confinement, montre ainsi que 80 % des Français ont une bonne image du télétravail, et même très bonne pour 20 %. Mais tous n'en sont pas adeptes comme illustré par la typologie des actifs établie par JLL dont l’une des quatre catégories, celle des "salariés tradis" constituant 1/3 des répondants, souhaitent un retour à 100 % en présentiel. A contrario, les "travailleurs libérés" qui s’affranchiraient volontiers des murs de l’entreprise pour se mettre au vert ne représentent que 3 % de l’échantillon. Reste donc la majorité de ceux qui appellent de leurs vœux un modèle hybride conciliant travail à distance et présentiel selon une répartition de 2 à 3 jours entre lieu de travail et le domicile (ce qui représente tout de même 40 % du temps hebdomadaire).

 

La qualité de vie au travail au centre des débats

 

Quoiqu’il en soit, le travail à distance sera forcément amené à évoluer par rapport à la période qui vient de s’écouler. Si le contexte à venir sera à certains égards moins contraignant, plus encore lorsque la distanciation d’un mètre et le masque ne seront plus obligatoires sur le lieu de travail. Des questions se posent encore et particulièrement pour les directions RH qui devront obligatoirement s’en emparer dans les temps à venir, s’agissant notamment de la Qualité de Vie au Travail (QVT) que l’on devrait rebaptiser qualité de vie DU travail (quel que soit le lieu de sa réalisation) :

- des conditions matérielles du travail à domicile, de nombreux collaborateurs pâtissant de mauvaises conditions ergonomiques, quand bien-même disposent-ils d’un lieu dédié, alors que des solutions sont également attendues s’agissant d’un matériel informatique parfois inadapté ou d’une connexion Internet insuffisante. En effet, 70 % des entreprises de la filière automobile n’ont pas investi dans le travail à domicile de leurs collaborateurs,

- de la question spécifique des réunions. Au rythme effréné auxquelles se sont enchainées les "visios" durant la pandémie devra succéder l’application d’un protocole restant à définir s’agissant de leur fréquence, horaire, durée et de la proportion du temps de travail qu’elles ne doivent pas dépasser,

- enfin, il s’agit surtout d’établir des règles de savoir-vivre, qui ont clairement fait défaut lorsque le télétravail s’est instauré sans préparation, traitant notamment de la question délicate de la frontière entre vie professionnelle et vie privée.

 

A lire aussi : Le management d'après…

 

Par ailleurs, il convient également de définir les règles de la nouvelle normalité s’agissant du retour sur le lieu de travail physique :

- en prenant en compte le problème immédiat lié à la crainte d’une contamination, tant que le danger sanitaire ne sera pas définitivement écarté,

- à moyen terme, il est également important que la mise en place d’un modèle hybride entre présentiel et distanciel corresponde à une véritable stratégie, et ne soit pas uniquement perçu comme une opportunité de réduction de coûts, liée à la réduction des superficies immobilières voire un avantage d’entreprise,

- enfin, il convient de prendre en compte les attentes des salariés s’agissant d’un lieu de travail qu’ils seront amenés à moins fréquenter, et d’une façon probablement différente.

 

Réussir à "formaliser l'informel"

 

Pour retrouver les bénéfices du présentiel avant-Covid, s’agissant notamment des échanges informels, dont on sait à quel point ils ont fait défaut durant la pandémie, charge aux managers de "formaliser l’informel". Notamment afin de donner du sens à leur présence dans un espace où la mise en place d’un système de flex-office semble inévitable pour les entreprises recourant largement au télétravail, par exemple en concevant le lieu de travail comme une plateforme de services et/ou un lieu permettant de vivre des expériences collaboratives. Enfin, il est évidemment impossible de concevoir le "Nouveau Normal" sans repenser le middle management, alors que le télétravail a permis aux directions d’entreprise d’établir une connexion directe avec leurs collaborateurs. Imaginer pour autant qu’on puisse se passer des managers, c’est oublier le rôle essentiel que ceux-ci ont joué durant la pandémie, non seulement dans la continuité de l’activité économique des entreprises, mais aussi dans le maintien de l’unité des équipes, avec souvent un rôle de soutien individuel auprès des salariés psychologiquement les plus affectés. Pour autant, la situation issue de la crise précipitera sans doute la mutation du rôle de manager devenu par la force des choses "distanciel", et qui doit maintenant se tourner phygital.

 

Les managers sont aussi des collaborateurs

 

Dans ce contexte, c’est la confiance qui doit plus que jamais définir la relation entre le manager et ses collaborateurs, comme reflet d’une confiance en soi requise par la fonction. Si l’excès de contrôle et le micro-management ne sont plus de mises depuis déjà longtemps (encore que), ils le sont évidemment encore moins dans le cadre d’une relation en partie distancielle. En corollaire, le monde phygital exige un fonctionnement fondé sur l’autonomie, laquelle constitue justement l’un des bénéfices perçus les plus importants mentionné par les collaborateurs. Par ailleurs, le management par les livrables/objectifs ne peut que devenir la norme, quand ce n’est plus la somme de travail (ou l’idée qu’on se fait), ni les heures passées au bureau/horaires qui peuvent servir de critères d’évaluation. Les managers ne pourront pas miser sur un "back to normal" ni se contenter de suivre les habitudes acquises pendant la situation exceptionnelle de la pandémie, le nouveau modèle hybride exigeant d’eux qu’ils acquièrent de nouvelles compétences, notamment dans la gestion de réunions qui deviendront elles-mêmes mixtes. Mais il leur faudra également se rappeler qu’ils sont également des collaborateurs, qui devront eux aussi exercer leur activité professionnelle à partir de deux endroits distincts, et qu’ils seront également observés en tant que tel, comme exemple à suivre ou non.

 

Le chantier est immense

 

Entre le désir de retrouver la vie d’avant et celui d’être partie prenante d’un monde corporatif qui évolue, c’est au final à un "retour au Nouveau Normal" auquel vont participer de nombreux salariés qui partageront leur temps professionnel entre le lieu de travail et leur domicile, entre le désir de retrouver ce dont ils ont été privés pendant plus d’un an, particulièrement en ce qui concerne les relations sociales, et le souhait de faire évoluer leur cadre de travail. Mais ce sont surtout les entreprises qui devront s’adapter véritablement à un changement qu’elles se sont pour beaucoup contentées de suivre durant les confinements, et dont elles vont désormais devoir assurer le contrôle et l’animation. Le chantier est immense, touchant à la fois aux structures physiques des entreprises, mais aussi aux relations entre collaborateurs entre eux et à leur hiérarchie. Le télétravail va-t-il réussir à faire évoluer notre code du travail, conçu alors que commençait la production en série de la Ford T et qui définit strictement le lieu de travail comme la structure physique de l’entreprise, et n’est donc plus du tout en phase avec le monde d’aujourd’hui, quel que soit le nom qu’on attribue à ce dernier. Retour à la normale ou Nouveau Normal, il faudra bien faire évoluer ses normes, un jour ou l’autre…

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