Grand témoin : Jean-Charles Lievens
Quand la crise souligne l'érosion du modèle de distribution…
Jean-Charles Lievens. "Sous l'effet de la crise, le modèle de distribution automobile apparaît usé jusqu'à la corde. Cependant, ce n'est pas à proprement parler une nouveauté et la mise en cause de ce modèle date d'au moins quinze ans. Mais personne n'a voulu traiter fondamentalement la problématique. Alors, les prix ont augmenté, mais les remises se sont multipliées, dans des proportions parfois déraisonnables et au final, les marges sont réduites à une peau de chagrin. C'est donc un modèle atypique, voire peu performant, qui survit depuis une dizaine d'années. Aujourd'hui, la crise dépasse le seul secteur automobile et son impact est donc très fort. Les réseaux souffrent et parfois chancellent, à cause d'investissements immobiliers démesurés et de leur surface financière réduite notamment".
Haro sur l'auto !
J-C.L. "On fait mine de redécouvrir l'importance sociale de l'automobile, mais que de dégâts faits auparavant… Depuis des années, tous les gouvernements ont tiré sur l'ambulance, notamment par l'intermédiaire des taxes. L'asymptote se trouvant dans les pays scandinaves. Quand on voit ce qui a été ponctionné et ce qui n'a jamais été harmonisé, on se dit qu'Ubu doit se retourner dans sa tombe !".
L'historique problème des stocks
J-C.L. "Là encore, on fait mine de découvrir le pot-aux-roses, alors que le problème est récurrent et structurel. Ce qui ne signifie pas pour autant qu'il est simple, entendons-nous bien. Dans l'automobile, les outils industriels sont très lourds et les enjeux sociaux qu'on trouve en filigrane sont énormes. Toujours est-il que pour liquider les stocks, tout le monde a eu recours, à partir de novembre, à des remises inouïes… On est allés chercher des liquidités à très court terme…".
La notion de juste prix est-elle durablement mise à mal ?
J-C.L. "Il semble évident que ces remises à tout va troublent significativement la notion de juste prix. Toutefois, ces actions étaient motivées par un caractère d'urgence, bien réel, et il faut donc se garder de jugements catégoriques. Avec un peu de recul, on en revient en fait à la nécessité de revoir un modèle économique inefficace. La guerre des prix posera des problèmes encore plus vastes au moment de la reprise du marché. Par ailleurs, cela nous renvoie aussi au fondement du règlement européen. Il est fondé sur la guerre des prix, ce qui est tout simplement suicidaire ! Les autorités de Bruxelles auraient dû intégrer d'autres éléments, comme la récompense aux constructeurs qui investissent vraiment sur la qualité et l'environnement. Nous sommes face à une double erreur : chef d'orchestre et partition".
Les failles du règlement d'exemption
J-C.L. "Comme nous venons de l'évoquer, il souffre d'un manque évident, à savoir qu'il n'a pas intégré les bouleversements technologiques majeurs qui caractérisent l'industrie automobile. En outre, ce règlement bride beaucoup trop les distributeurs qui se retrouvent très limités dans leur capacité d'entreprendre. Le fait d'avoir raté le train d'Internet et d'une certaine manière, de la proximité clients, en est le meilleur exemple. Bref, ces deux logiques devraient être intégrées pour permettre des aménagements féconds. Et pour ceux qui n'ont pas de la mémoire, je conseille vivement une relecture du Traité de Rome…".
La résistance des constructeurs face au changement
J-C.L. "Il est tout à fait compréhensible que les constructeurs ne pressent pas le mouvement du changement vu qu'ils sont dans une position somme toute plutôt confortable vis-à-vis des distributeurs. L'invention des standards et leur géométrie variable en attestent. Néanmoins, un problème de fond subsiste : les constructeurs n'ont pas pour autant réussi à mieux structurer leur réseau et les concessionnaires peu performants ne sont pas sanctionnés".
Quel nouveau modèle choisir ?
J-C.L. "L'essentiel est désormais de se focaliser sur le lien entre le distributeur et le client final. Ce doit être le postulat de départ de toute réflexion car c'est là que, fondamentalement, le bât blesse. Un jour, il faudra bien se pencher sérieusement sur la versatilité des nouvelles clientèles, notamment les jeunes "élevés" au gré des codes de la téléphonie mobile. Surtout qu'Internet change la donne. Quel besoin de monter des showrooms pharaoniques alors qu'Internet est un showroom permanent et réactif au jour le jour ??? En outre, l'introduction d'une distribution low-cost est à étudier de près, sauf pour les marques Premium. La distribution low-cost peut être de bonne qualité et ne dégrade pas forcément l'image de marque. Dans ce domaine, on peut s'inspirer de l'hôtellerie, avec des chaînes proposant des marques 1, 2 et 3 étoiles pour répondre à différents besoins avec des prestations de services variées. Ce ne sont pas des beaux discours car il faut avoir conscience que la distribution représente aujourd'hui 30 % des coûts chez les constructeurs. Il y a des économies à réaliser. Surtout que le rattrapage sur les segments dits à forte marge est actuellement remis en cause et qu'il faut regarder les choses en face pour être capable de retrouver des points de marge sur les segments A et B. Enfin, il faut plus que jamais adapter les gammes et les offres de motorisations à la courbe des revenus macro-économiques et aux taux d'épargne, sans quoi le recours aux remises sera perpétuel… A trop vouloir ignorer le pouvoir d'achat des consommateurs et à trop survendre des équipements, donc un surcoût, on crée la surcapacité de production. Alors qu'une demande de produits plus modestes, mais performants, est susceptible de résoudre l'équation de la surcapacité. N'oublions pas qu'il y a encore de nombreux prospects qui ne demandent qu'à acheter".
Vers une concentration des constructeurs ?
J-C.L. "Cela fait près de 30 ans que j'entends ce refrain de manière récurrente. Certaines marques ont disparu, certes, mais combien d'autres sont nées, notamment dans les pays émergents ? Je ne serai donc pas aussi affirmatif. Je ne veux pas dire que les choses resteront en l'état, mais l'idée qu'il ne restera que 5 ou 6 constructeurs me semble illusoire. Je pense qu'on se dirige plus vers une consolidation que vers une concentration, avec des fusions, des ventes par appartements et surtout une multiplication des alliances de nature "supply", sur la production de moteurs par exemple".
Obsolescence des outils industriels
J-C.L. "C'est indubitablement l'une des raisons de la chute des constructeurs américains. Mais en Europe de l'Ouest, ce n'est guère mieux… Les sites produisent environ 50 véhicules par an et par employé, alors que les usines modernes sont à 100 véhicules. Il y a donc un gros effort de modernisation de l'outil de production à faire chez certains constructeurs établis, même si le volet social est délicat à gérer et même si c'est encore un tabou. D'ailleurs, il est éloquent de constater que la notion de productivité a été totalement bannie lors des Etats Généraux de l'automobile ! Sur ce point, le groupe Hyundai Kia est très performant, grâce à un outil industriel très moderne, comprenant notamment six nouvelles usines. Cela peut leur permettre d'atteindre leur objectif, à savoir passer du 5e au 3e rang dans la hiérarchie mondiale des constructeurs. D'autant que leur détermination est sans faille, y compris au niveau politique. D'une manière générale, il faut connaître la Corée et comprendre les valeurs du pays pour mesurer le potentiel de Hyundai Kia à sa juste valeur. Et notamment étudier ce qu'ils ont réalisé dans le domaine de la construction navale ou des technologies électroniques par exemple".
L'émergence de la Chine et de l'Inde
J-C.L. "Si les choses évoluent très vite en Chine, un processus de consolidation sera nécessaire. Pour l'heure, on voit difficilement comment la Chine pourrait se poser en gros exportateur à cause des émissions de CO2 et des normes de sécurité notamment. Par ailleurs, le principe des joint-ventures, forcément transitoire me direz-vous, limite leur possibilité de conquête des marchés traditionnels. En outre, la Chine pâtit d'une carence de tradition de qualité et de ne pas avoir vraiment intégré l'anglais comme langue de travail. Autant de freins qui imposeront une phase de consolidation, même si je ne sous-estime évidemment pas leur formidable force de frappe commerciale. La concurrence indienne, moins médiatisée, me semble plus proche. Déjà, l'Inde fait valoir une réelle tradition automobile et le marché est déjà structuré en duopole. Par ailleurs, ils ont un atout majeur car ils gèrent d'ores et déjà 50 % de la comptabilité mondiale, via leurs compétences informatiques. En outre, l'atout démographique est dans leur camp et ce sera le premier pays du monde d'ici une trentaine d'années. Enfin, l'Inde bénéficie d'une stabilité politique fiable, ce qui est une force non négligeable".
Le développement du phénomène low-cost
J-C.L. "Dans la mesure où de gros marchés émergent et où tout le monde n'a pas encore accès à l'automobile, on peut considérer que c'est une bonne solution. Le succès de Dacia constitue un bon indice. Lada va bientôt suivre et cela va se multiplier. Si les réseaux sont bien séparés au sein des groupes, il n'y a pas d'inquiétudes à avoir par rapport au capital image des autres marques".
Quelles technologies alternatives pour quel avenir ?
J-C.L. "Au-delà des enjeux de la R&D, le problème se pose aussi au plan économique. Créer une filière ex-nihilo est très coûteux. Donc pousser simultanément trois ou quatre filières apparaît difficilement envisageable, surtout qu'il convient de prendre en compte le principe de compatibilité, essentiel pour la distribution de l'énergie. Cette problématique nous renvoie aussi à des enjeux politiques et géopolitiques d'envergure et d'une grande complexité. Dans l'immédiat, les constructeurs vont donc avant tout chercher à optimiser ce qui existe déjà, d'une part parce que des progrès significatifs sont encore possibles et d'autre part, parce que c'est ce qui coûte le moins cher pour tout le monde".
Sortie de prime : sortie de piste ?
J-C.L. "A court terme, nous allons devoir faire face à deux sérieux problèmes. L'un affectera les 6 premiers mois de 2010, avec la forte chute prévisible du marché allemand suite à l'arrêt de la prime de 2 500 euros fin décembre. Cette prime permet d'absorber environ 250 000 voitures produites en France et vendues en Allemagne et 150 000 voitures fabriquées en Italie. La production est donc assurée en Europe en 2009. Merci Angela Merkel ! Mais ce ne sera plus le cas dès le 1er trimestre 2010 et la vraie chute du marché européen sera bien supérieure à la situation actuelle, encore artificielle. D'autant que les marchés anglais et espagnol ne rebondiront pas pour des raisons de "bulles" financières ou immobilières non résolues… Par ailleurs, le fin du règlement d'exemption sera un facteur déstabilisant pour les réseaux, au pire moment de cette année 2010, ce qui affectera commercialement le second semestre. Sans même évoquer la redistribution des cartes suite aux restructurations ou défaillances des constructeurs et des équipementiers. Bref, 2011 s'annonce donc ensuite comme une année de la "surprime auto" avec des valeurs résiduelles et contractuelles élevées des leasings en cours et un marché VO dépressif. La "bulle" affectera les véhicules haut de gamme et les flottes et engendrera des pertes très importantes et une gestion des stocks VO extrêmement délicate".
FOCUSJean-Charles Lievens : un "retraité" très actif ! La notion de retraite a des acceptations bien diverses… Dans le cas de Jean-Charles Lievens, elle n'arbore pas vraiment le blason de la chaise longue… D'une part, il continue à exercer dans l'automobile en étant l'un des rares médiateurs entre constructeurs et réseaux de distributeurs, afin de résoudre les désaccords le plus loin possible des avocats, c'est-à-dire à l'amiable et à moindres frais. D'autre part, Jean-Charles Lievens a créé la société Cap Geyser, une agence de communication spécialisée dans le sport, principalement le tennis (c'est Jean-Charles Lievens qui a fait "signer" Rafael Nadal chez Kia quand le gaucher de Manacor n'avait que 17 ans !), le football, la voile et le golf, et par ailleurs "conseil" des organisateurs du marathon des sables. Il s'agit d'une agence de conseil en stratégie de sponsoring, recherche de partenaires, notamment médias, pour développer la notoriété ou les affinités de marques. Cap Geyser comprend aussi quatre anciens sportifs de haut niveau reconvertis dans le coaching d'entreprises et de cadres. |
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