"L’automobile arrive au seuil d’une aventure qui nécessitera plus de collaborations entre les acteurs et les services de l’écosystème"
JOURNAL DE L’AUTOMOBILE. Qu’est-ce qui vous motive à vous investir si fortement et fidèlement pour le Festival International Automobile ?
Anne Asensio. C’est de la passion pure, tout simplement ! Ma vie tourne beaucoup autour de l’automobile, mon mari est un designer automobile, mon studio, même s’il ne travaille pas que sur l’automobile, en fait aussi beaucoup. Je suis très attachée à la dimension émotionnelle de l’automobile, à la valeur de rêve qu’elle porte en elle, malgré le fait que beaucoup de gens aient voulu déconstruire ce mythe ces temps derniers… A mes yeux, le Festival préserve cet esprit de l’automobile et le célèbre. Pas au sens de la préservation muséale, mais en captant la réalité en mouvement. N’en déplaise à certains, le mythe automobile est encore bien vivant. Regardez la Chine et les pays émergents et mesurez-y la passion des gens pour l’automobile en général et les belles voitures en particulier. J’aime l’idée du Cannes de l’automobile, car on sait ce que rapporte un événement de ce type à la communauté du cinéma, mais surtout à l’industrie du cinéma. Surtout que le secteur automobile reste un terreau de créativité très fécond, qui a peu d’équivalents aujourd’hui, mis à part la téléphonie mobile sans doute.
JA. Quels principaux enseignements tirez-vous de cette édition 2012 ?
AA. Tout d’abord, ce qui vraiment remarquable, c’est que le niveau monte chaque année, ce qui n’est pas si évident. Cela vient aussi récompenser l’abnégation de Rémi Depoix et je tiens à lui tirer mon chapeau. L’événement prend de l’ampleur et tend à devenir une marque à part entière. Dès lors, on ne voit où cela peut s’arrêter. En fait, chaque édition est un millésime, marqué par son temps et ses modes. Par exemple, en décidant de créer un prix de l’environnement, nous décidions de solliciter les constructeurs sur ce sujet en les incitant à mettre en valeur des propositions. Cette année, il revient à Bolloré. Naturellement, c’est l’initiative, la proposition qui est récompensée plus que le design, mais c’est aussi important car cela met en valeur la France, comme le prix décerné à Sébastien Loeb, dans un autre registre. Cette année, nous avons aussi décidé de mettre l’accent sur la genèse des concept-cars avec plus de didactisme et de pédagogie pour les visiteurs grand public. En voyant le concept C SportLounge et la DS5 de série côte à côte, vous comprenez beaucoup de choses. Cela valorise l’innovation et permet de mieux appréhender et comprendre un objet dans une optique industrielle.
JA. D’une manière plus générale, quelles sont, selon vous, les grandes tendances du design automobile actuellement, sachant que cette industrie est soumise à des contraintes de plus en plus fortes ?
AA. Depuis quelques années, l’automobile incarne parfaitement ce que les Anglo-Saxons appellent le “continuous improvement”. De très nombreuses nouvelles technologies apparaissent et le design est de plus en plus fort et maîtrisé chez toutes les marques. L’exemple de Hyundai-Kia est à ce titre éloquent. Même si les architectures des véhicules demeurent les mêmes qu’auparavant, le style évolue beaucoup et rapidement. Cela n’a rien à voir avec les années 90 par exemple. Bref, au niveau du design, la principale tendance réside dans une phase d’hyper-expressivité. Avec des lignes qui créent des effets creux, bombés, avec un foisonnement de détails… On peut aujourd’hui parler de design surfacique, ce qui a été rendu possible par de nouvelles technologies en usines, la soudure laser par exemple, et par de nouvelles technologies de conception, comme les logiciels Catia que nous proposons chez Dassault Systèmes.
JA. On vous sent comme de coutume très enthousiaste et positive, mais on vous entend néanmoins souvent émettre des réserves sur l’audace des designers automobiles sur les grands Salons mondiaux…
AA. Je suis effectivement positive, mais j’y mets parfois quelques bémols… Ainsi, beaucoup de designers sortent aujourd’hui des mêmes écoles et maîtrisent les mêmes techniques. Signe des temps, on ne voit d’ailleurs plus d’autodidacte dans cette profession. Par ailleurs, on demande toujours plus aux designers, maîtrise du dessin, de la 3D, d’une pléiade de logiciels, aptitude à la négociation avec différents services etc. Par conséquent, la multi-compétence domine parfois au détriment de l’idée “out of the box”, de la créativité débridée. On a beau hybrider de mieux en mieux les architectures et les modèles, ce qui fera vraiment la différence, c’est cette créativité non convenue. En outre, nous sommes entrés dans l’ère du design numérique à proprement parler. Dès lors que des outils comme Catia sont parfaitement assimilés, l’enjeu est de réfléchir autrement et de réassujettir les outils à la créativité et à la pensée. Reste à savoir qui aura à la fois le courage et les moyens de prendre ce risque ?
JA. Est-ce à dire que les designers ont aussi l’opportunité de reprendre la main dans le processus industriel ?
AA. En premier lieu, tous les constructeurs ont compris que le design était nécessaire et plus encore, le bon design. Les constructeurs sont, majoritairement, revenus de l’idée d’un modèle pour cinq badges. En clair, je paye une fois et je vends cinq fois… nous avons vu les dégâts que cela peut engendrer… Par ailleurs, la pression législative va aller s’intensifiant dans le secteur et il faudra s’adapter. Attention, ce qui apparaît de prime abord comme une contrainte peut toujours se muer en opportunité. J’en veux pour preuve le choc piétons et in fine, les faces avant des modèles sont plus belles aujourd’hui qu’avant. Bref, l’automobile arrive au seuil d’une aventure qui nécessitera plus de collaborations entre les acteurs et les services de l’écosystème et les designers peuvent effectivement reprendre la main. Par exemple, je suis persuadée que la frontière entre le design et l’ingénierie va se modifier. Nous avançons vers un espace de réinvention de l’automobile et nous n’avons pas toutes les réponses à l’avance, c’est aussi ce qui est passionnant. On peut penser que nous irons vers une fragmentation toujours plus forte du marché, surtout grâce à l’évolution des composites, offrant plus de flexibilité pour des coûts industriels moindres, mais pour bien d’autres choses, on ne peut pas prédire ce qui va être inventé.
JA. Par rapport à ce monde à venir, l’interface homme-machine ne constitue-t-elle pas un défi majeur ?
AA. Effectivement, c’est un enjeu central. Comment vit-on sa voiture aujourd’hui et comment la vivra-t-on demain ? C’est un chantier au sens propre du mot ! Qui nous renvoie au domaine de technologies nouvelles, avec des problématiques de connexions et d’intégration des smartphones notamment. Cet enjeu réclame tout simplement une compétence software que les constructeurs n’ont jamais eue. D’où la proposition que nous conduisons chez Dassault Systèmes, d’une vaste plate-forme d’échanges et de collaboration. Ce qui implique un degré d’ouverture qui va sans doute secouer le monde automobile et les constructeurs en particulier.
JA. Qu’entendez-vous exactement par “plate-forme d’échanges et de collaboration” ?
AA. Notre programme de développement passe par cette plate-forme d’innovation, qui s’articule autour du software, de la réalité augmentée et de la 3D. Par exemple, beaucoup de sens sont encore négligés dans les véhicules actuels et certains de nos outils permettent d’y remédier, ce qui intéresse beaucoup les constructeurs. Il s’agit de définir un nouvel écosystème de compétences, de le mettre en place et de le maîtriser. Par rapport à la vision industrielle traditionnelle, cela implique aussi moins de prés carrés d’une certaine manière. Cela permet aussi de mieux suivre les évolutions sociales qui s’annoncent. En effet, si le client continuera à aller acheter une voiture, il ira l’acheter pour d’autres raisons que celles que nous connaissons aujourd’hui.
JA. Software, réalité augmentée…, avez-vous quelques exemples concrets pour que nous matérialisions bien votre valeur ajoutée ?
AA. Un seul exemple, volontairement très simple. Depuis que l’automobile existe, l’instrumentalisation derrière le volant a fondamentalement peu changé, c’est toujours une histoire de compteurs et de cadrans. On peut désormais proposer des écrans qui vont suivre l’évolution cognitive des utilisateurs et s’y adapter en temps réel. Les véhicules doivent se remettre à niveau par rapport à d’autres écosystèmes technologiques, au premier rang desquels figurent les smartphones. Le plaisir de l’expérience va littéralement devenir prioritaire, en toute sécurité, en toute simplicité et dans le respect d’une mobilité durable.
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ANNE ASENSIO, EN QUELQUES DATES
1962 : Naissance à Versailles
1980-1982 : Ecole des Beaux-Arts
de Versailles
1984-1986 : ENSAAMA
1986-1987 : Center for Creative Studies de Detroit
1987-2000 : Renault Design
2000-2007 : Design Avancé General Motors
Depuis 2007 : Dassault Systèmes
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