ZF : l'automatisation est "difficilement amortissable sur un véhicule particulier"
Fin juin 2018, ZF a présenté son virage stratégique pour le véhicule autonome, lors de sa conférence annuelle consacrée aux nouvelles technologies. L'équipementier visera en premier lieu les véhicules commerciaux. Thierry Metais, le vice-président du groupe ZF en charge des ventes et du développement et directeur général ZF France, livre des précisions sur cette vision à court moyen termes.
JA. Que retenez-vous du premier semestre 2018 ?
TM. Le marché automobile mondial s'est révélé stable. Les signes de décélération sont faibles, en Europe et en Amérique du Nord, tout comme le ralentissement de la croissance en Chine. Nous observons un redémarrage en Amérique du Sud, ce qui veut dire que le point le plus bas avait été atteint. L'Afrique et la Russie, en revanche, peinent à relancer la dynamique.
JA. Comment cela se traduit-il dans les carnets de commandes ?
TM. Les carnets reflètent cette tendance, régulée par les prises de marché que nous pouvons réaliser, grâce aux technologies que nous présentons aux constructeurs. En 2017, ZF a totalisé 36,6 milliards d'euros de chiffre d'affaires, soit 4 % de mieux qu'en 2016, à périmètre constant, et au-dessus du marché global. En 2018, nous tablons sur une croissance légèrement supérieure au marché mondial, autour des 4 % encore une fois.
JA. Que dire de la tendance à l'électrification ?
TM. C'est l'autre grande tendance du premier semestre. Elle marque le déclin en Europe des motorisations thermiques et surtout du diesel, forcé par des régulations de plus en plus sévères. Les particuliers tout comme les pouvoirs publics veulent lutter contre la pollution. Ce qui force l'électrification des véhicules.
JA. Doit-on comprendre que la marche est un peu trop rapide ?
TM. C'est une marche forcée, c'est sûr. Nous aurons tous du mal à suivre, y compris les consommateurs, cette volonté des autorités européennes. Un véhicule électrique coûte cher et réclame des incitations financières. Mais pour le consommateur, cela reste cher, d'autant qu'il reste des craintes quant à l'autonomie. Le véhicule électrique n'a pas encore son public.
JA. En qualité d'équipementier, quel message voulez-vous faire entendre ?
TM. Il ne faut pas vouloir aller trop vite. Il y a des équilibres à respecter, notamment du côté de la fourniture des matières premières, comme le lithium ou le cobalt, ou du côté des constructeurs et des équipementiers qui ont installé des capacités industrielles sur les moteurs thermiques. On ne peut pas tout faire en six mois.
JA. Il y a cependant un marché chinois qui n'attend pas. Epousez-vous les prévisions de marché qui lui accordent 50 % des volumes VE mondiaux à moyen terme, et comment ajustez-vous la stratégie ?
TM. Toutes ces prévisions d'experts sont des plus optimistes. Mais même le gouvernement chinois a revu ses ambitions règlementaires à la baisse car les cadences de production ne suivaient pas. Ils n'arrivent pas forcément à avoir le lithium ou à produire l'électricité. C'est une preuve de l'obligation de respecter les équilibres. En France, on sait que 50 % des foyers n'ont pas de parking et donc pas de capacité à recharger un véhicule la nuit. Pousser le VE revient à pousser un produit sur la moitié des consommateurs. Et il est difficile d'imaginer que 60 % de cette portion soit disposée à acheter un véhicule électrique dans les dix ans à venir. Mais il faut donner des objectifs forts pour y arriver.
JA. Chez ZF, les ambitions fortes concernent les émissions et la sécurité. Un an après votre journée de démonstration technologique en Autriche, où en êtes-vous ?
TM. Je ne vais pas tout lister. Rappelons que nous avons quatre thématiques qui sont l'électrification de la chaine de traction, la gestion du châssis, la sécurité intégrée – active et passive – et l'automatisation de la conduite. Nous avançons bien et jouons un rôle de force de proposition, y compris auprès de fournisseurs de mobilité. 80 % de notre chiffre d'affaires est réalisé auprès des véhicules particuliers, 10 % auprès des véhicules industriels et autant sur la cible des poids lourds. Il nous faut continuer d'intervenir sur tous ces segments.
JA. Prenons le véhicule autonome, sujet incontournable…
TM. Il y a des progrès significatifs. Nous pensons que cela prendra plus de temps sur le VP que sur le VUL et les navettes. ZF s'y prépare et nous avons fait des démonstrations en première mondiale, à Friedrischafen, de véhicules autonomes capables d'aider les livreurs dans leur travail de distribution, soit le cœur de leur métier, qui n'est pas d'être chauffeur, mais d'être au contact du client destinataire.
JA. Comment motivez-vous cet arbitrage entre les véhicules particuliers et les véhicules commerciaux ?
TM. Cet arbitrage s'est fait naturellement en fonction du degré de fiabilité qu'il faut apporter à ces systèmes. Le VP doit pouvoir aller partout à des vitesses parfois élevées. Les cas d'usage sont moins nombreux et plus maîtrisables lorsqu'il s'agit de véhicules commerciaux. Le développement et la fiabilisation sont alors plus faciles. Raison pour laquelle vous observez que tout le monde se tourne vers les navettes.
JA. Quelle histoire va s'écrire ?
TM. Le véhicule particulier autonome arrivera plus tard. Le propriétaire ou l'utilisateur aura besoin d'un temps d'adaptation et il aura, je le pense, toujours l'envie de conduire. Le véhicule autonome doit avant tout aider des professions logistiques, ensuite viendra le loisir.
JA. Cette vision peut-elle faire le jeu des généralistes, qui possèdent des utilitaires dans leurs gammes ?
TM. Le véhicule utilitaire n'est pas la cible des premium, néanmoins je ne m'inquiète pas pour eux, qui trouveront des débouchés. Ils ont un marché préservé.
JA. Cela veut-il dire par ailleurs que vous allez arbitrer les investissements ?
TM. Clairement, nous n'avons pas les ressources pour réaliser tous nos projets et toutes les envies de nos clients. L'arbitrage se fait en faveur de la réduction des émissions et de la réduction de la consommation, dans un contexte d'augmentation du coût du carburant. Le second facteur d’arbitrage pour ZF est l’amélioration continue de la sécurité, qu’elle soir active ou passive.
JA. Revenons aux véhicules commerciaux, compte tenu de votre prise de position, quelle est la feuille de route ?
TM. Nous voulons apporter des solutions d'électrification et des ADAS de niveau 2 en masse pour développer la sécurité active. A titre personnel, j'ai un doute sur les attentes en matière d'automatisation de niveaux 3 et 4. Je pense que le marché aura besoin de technologies de pleine délégation de niveau 5.
JA. A quand les concrétisations ?
TM. Il y aura très vite des mises en production de série, dans des volumes néanmoins modestes, puisque concernant des navettes. Les raisons sont nombreuses et avant tout économiques : la fiabilisation de ces systèmes est coûteuse, et donc ne peut être que difficilement amortissable sur un véhicule particulier.
JA. A la rentrée de septembre, il y aura l'IAA d'Hanovre, quel sera le message ?
TM. Nous allons démontrer notre capacité à concevoir un système complet au travers des quatre champs de compétences que nous avons retenus. Cette stratégie sera la bonne pour les dix ans à venir.
JA. Vous avez présenté avec Rinspeed une vision futuriste du transport de personnes. Un concept qui rappelle e-Palette de Toyota et un projet en gestion chez Renault. Croyez-vous qu'une autre façon de concevoir les véhicules, avec la contribution en amont des opérateurs, peut émerger ?
TM. Je crois qu'il est difficile de produire des véhicules à coût acceptable sans avoir recours à la grande échelle. Ce qui est le talent des grands constructeurs. Tesla en a fait l'expérience tout en prouvant que l'électrique ouvre la porte à de nouveaux prétendants qui supportent les efforts pour rassembler toutes les compétences de haut niveau nécessaires à la réalisation d'un VE. Le Rinspeed reste un un outil de marketing pour donner des idées, des pistes de recherche. A court terme, le savoir-faire des constructeurs demeure la valeur sûre.
JA. La France a enfanté deux opérateurs de transport de personnes sans équivalent. Quel est l'état de vos relations avec ces acteurs ?
TM. Aucune annonce n'a encore été faite, nos échanges sont donc encore couverts de confidentialité. En revanche, nous pouvons parler d'e.Go Mover, notre coentreprise fondée avec e.Go Mobile, dans laquelle nous sommes fournisseurs du châssis, de la chaîne de traction et des capteurs couvrant tout l’environnement du véhicule. Voilà un exemple de partenariat dans lequel nous nous engageons.
JA. Qu'est-il prévu au programme ?
TM. Nous allons installer des capacités de production annuelle de 10 000 exemplaires, à partir de 2019, car nous estimons que ce marché de la navette autonome va croître. e.Go Mobile sera le premier client de cette chaîne de production et nous discutons avec d'autres fournisseurs de mobilité. Il faut se rappeler que, dans toutes les grandes villes du monde, il y a une régie en charge des transports publics locaux, comme la RATP, ou des entreprises privées comme Transdev ou Veolia, et nous discutons avec ces interlocuteurs pour connaître leurs besoins.
JA. Difficile de ne pas comparer votre nouvelle coentreprise avec l'incursion de Valeo chez Navya et de Bosch chez EasyMile. Est-ce le nouveau terrain de compétition des équipementiers ?
TM. Je ne pourrais pas le dire ainsi. Je crois qu'il y a des terrains d'expertise et de développement dans la mobilité. ZF a été le premier à concevoir un tracteur agricole autonome.
JA. Mais les régies recevront des réponses aux appels d'offres de sociétés supportées par des équipementiers…
TM. Elles verront aussi des constructeurs automobiles. Nous verrons bien comment cela va se mettre en place et comment les villes vont s'emparer du sujet.
JA. Chez Renault, on estime que 4 000 villes mondiales pourraient être adaptées à ces nouvelles offres. Ce chiffre vous inspire-t-il ?
TM. C'est un chiffre qui se défend et peut paraître un peu faible si on considère que même une ville d'un million d'habitants pourra être intéressée en fonction de sa configuration. La mobilité dans les zones urbaines doit changer et va changer. E.Go Mover servira de laboratoire durant la décennie à ouvrir.