"Le partage de l’information est un débat d’arrière-garde"
JOURNAL DE L’AUTOMOBILE. Comment jugez-vous les initiatives issues du monde automobile en termes de marketing digital ?
Bertrand De La Selle. L’automobile est clairement en retard sur le digital. Je pense que le modèle de distribution a longtemps limité le développement du digital aux aspects de communication. Dans beaucoup de métiers, Internet a bouleversé la distribution. Aujourd’hui, dans la grande distribution par exemple, personne ne se pose plus la question d’ouvrir ou non un site de commande en ligne. Dans l’automobile, c’est moins le cas. Le grand sujet d’interrogation est l’équilibre des forces entre marques et distributeurs. C’est un rapport de forces qui existe naturellement, mais Internet se retrouve au milieu de cette relation avec, comme enjeu principal, la maîtrise de la relation client.
JA. Y a-t-il des marques plus en pointe que d’autres ?
BDLS. Quand j’étais chez Nissan Europe, il fallait se battre pour que certains pays dépensent en e-médias. C’était en 2004. Ce n’est pas si vieux. Aujourd’hui, la position de Nissan sur le digital est enviable. L’an dernier, la marque a même été leader sur les mobiles. Ça a été un des premiers constructeurs à dire qu’un site mobile ne pouvait pas être une simple copie d’un site Web. Aujourd’hui, certains mandataires proposent même des fonctionnalités plus avancées que les constructeurs sur leur site web.
JA. Comment évoluent les distributeurs à ce niveau ?
BDLS. Certains groupes de distribution ont compris l’importance que peut revêtir le marketing de manière générale, mais également le marketing digital. Je pense notamment aux groupes Neubauer ou Lempereur. Ils se donnent les moyens d’être présents et d’entrer en relation directe et immédiate avec leurs clients. Le groupe Lempereur a par exemple une fonction de réclamation sur son site Web, directement accessible depuis la home page. Je n’ai pas connaissance d’un équivalent chez les constructeurs : les formulaires de contact sont soit inexistants, soit difficiles à trouver, en tout cas jamais mis en avant de cette manière.
JA. Les distributeurs seraient-ils donc en avance sur ce terrain ?
BDLS. Nous sommes à un tournant. Certains distributeurs commencent à communiquer sur leur marque de groupe. Sur un plan local, les concessionnaires ont toujours capitalisé sur leur nom et leur réputation. C’est d’ailleurs primordial. Là, nous parlons de groupes de distribution façonnant une communication globale et un univers de marque avec, en toile de fond, le service et la proximité. Et cela, sur différents médias.
JA. La lutte pour le contrôle du fichier clients et la maîtrise du DMS constitue-t-elle un frein à une approche marketing plus efficiente ?
BDLS. Les constructeurs tentent d’avoir la maîtrise sur ces fichiers. Ce qui n’enchante pas les distributeurs, bien entendu. Longtemps ils l’ont fait en essayant d’imposer leurs outils DMS. Mais, techniquement comme politiquement, c’est très difficile à mettre en place et ça le sera de plus en plus au fur et à mesure que se développe le multimarquisme. J’imagine que des groupes se dotent d’ailleurs d’outils CRM ou de DMS multimarques. Pour moi, on se trompe de question.
JA. C’est-à-dire ?
BDLS. A mon sens, le partage de l’information est un débat d’arrière-garde. Il va être de plus en plus difficile de garder ses clients. Nous sommes entrés dans l’ère du marketing de permission. Pour deux raisons. D’abord, parce que le client en a assez d’être harcelé et sollicité en permanence sans sa permission. Il va y avoir un effet de saturation. Si les marques ne font pas attention et sur-sollicitent leur client, alors même que le concessionnaire le fait déjà, on se dirige vers une impasse. Le client va dire stop. Et la seconde raison est que la législation imposera de plus en plus de protection des données personnelles et de contrôle de ces données par le client.
JA. Quelle est la solution, selon vous ?
BDLS. Le digital est un média qui ne vous oblige à rien. On n’impose rien. On ouvre la porte. Le client garde le contrôle. Il peut choisir ou non de répondre à une enquête ou de cliquer sur telle ou telle bannière. Il est désormais de plus en plus délicat d’avoir des données clients. Il faut se battre pour cela. De ce fait, la question n’est plus vraiment de savoir qui aura la main sur les données. La clé est dans l’intelligence de la sollicitation. Celle-ci doit se faire en étroite collaboration entre le constructeur, son distributeur et le client.
JA. Par exemple ?
BDLS. Une des solutions pour solliciter le contact est la voiture connectée. Dans ce cas-là, la voiture devient média. Avec un service comme Connected Drive, BMW va bien au-delà de la simple satisfaction concernant le véhicule ou l’après-vente. Cela pourra être dans le futur un canal de communication directe constructeur-client.
JA. C’est là le seul terrain d’expression marketing pour les marques ?
BDLS. Evidemment non. L’autre solution actuellement expérimentée par les marques et qui me semble aller dans la bonne direction, c’est l’émergence de communautés. Je pense aux blogs, aux cercles, aux sites dédiés… Je pense à ToyotaFriends, qui deviendra véritable réseau social mondial. Là, on dépasse le cadre de l’entretien du véhicule, des services et des messages promotionnels. Autre initiative intéressante, avec Connected People, Seat a créé une sorte de groupe d’ambassadeurs de la marque sur le web. Ce sont des initiatives qui permettent aux marques de prendre les choses en main. Là où les constructeurs ne gagneront pas, c’est sur la relation de proximité. Ils ne pourront jamais faire mieux que les distributeurs dans la participation à la vie locale… Je suis donc convaincu que les distributeurs doivent garder la main sur la connaissance humaine du client.
JA. Vous préconisez donc une simple redistribution des rôles dans l’approche marketing…
BDLS. Le but est de savoir en permanence ce que désirent les clients. C’est aussi ça le marketing de permission. Dans les années 90 chez Land Rover, nous nous sommes rendu compte que nous avions beaucoup de chasseurs parmi notre clientèle. Et cela grâce à la base de données mais surtout aux remontées du réseau. Nous avons donc mis sur pied une série spéciale Holland & Holland, le prestigieux fabricant de fusils. Le succès a été énorme. Voilà un bon exemple d’un succès issu du partage de la connaissance humaine du client. C’est toujours une bonne chose de demander à ses clients ce qu’ils veulent.
JA. Y a-t-il des exemples à suivre dans les autres secteurs ?
BDLS. Bien sûr. Le n° 1 en la matière, c’est Zappos. Un vendeur américain de chaussures en ligne. Son objectif est la satisfaction du client. En interne, il a des incentives sur le conseiller téléphonique qui aura le “call” le plus long, et non le plus court ! Il est capable d’envoyer un client vers un site concurrent s’il ne peut pas répondre à sa requête. Il annonce intentionnellement des délais de trois jours alors qu’il va livrer en 24 ou 48 heures, et donc créer un effet positif. Lorsqu’un client le contacte, il répond toujours en lui demandant son avis… C’est le champion du monde de la fidélisation. Pourquoi ? Parce qu’il joue sur l’émotionnel en plus d’être irréprochable sur l’opérationnel.
JA. Constructeurs et distributeurs sont donc condamnés à s’entendre…
BDLS. Cet enjeu sera de plus en plus fort parce que les clients sont de plus en plus volatiles. Dans les pays d’Europe du Nord, la fidélité est traditionnellement plus élevée. En France, nous sommes aux alentours 50 %, contre 35 % à 40 % en Italie ou en Espagne, et 65 à 70 % en Allemagne. Pour les constructeurs Premium, c’est différent. Ils sont toujours 10 à 20 points au-dessus de la moyenne du marché. Pourquoi ? Grâce à un lien très fort à la marque, qui elle-même jouit d’une image plus forte.
JA. Un lien qui engendre des marges plus importantes…
BDLS. Toutes les études prouvent qu’une marque forte, c’est moins de remises. Pour les généralistes, il est évident que l’enjeu est de créer ce lien émotionnel. Quand il existe, on est moins enclin à aller chercher la remise. Il faut que le client vive quelque chose de différent avec sa marque pour contrebalancer l’effet d’aubaine que créent la remise et la concurrence, quand viendra l’heure de renouveler sa voiture. L’enjeu pour les marques est de parvenir à créer cette relation émotionnelle au-delà de la satisfaction rationnelle liée à l’usage seul du véhicule.
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Bertrand De La Selle :
Diplômé de l’Ecole supérieure de commerce de Paris, Bertrand de La Selle a orienté sa carrière vers le marketing et le conseil. Sa passion pour l’automobile l’a amené à travailler successivement pour Ford, Rover, Renault Trucks et, enfin, Nissan Europe en qualité de chef du marketing interactif. Il a ensuite rejoint Equancy en 2008 où il anime le secteur automobile et l’expertise digitale.
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ZOOM - Equancy en bref
Créée en 2002, Equancy est une société de conseil internationale spécialisée dans le conseil stratégique dédiée au marketing et à la communication. La société compte aujourd’hui 130 collaborateurs présents à Paris, New York, Shanghai et Bangalore. Equancy conseille de grandes entreprises et des institutions publiques en France et dans le monde, notamment dans le secteur de l’automobile, de l’assurance, de l’hôtellerie, du tourisme et du luxe.
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