Le diamantaire
Dans une grande salle de réunion dépouillée, Rupert Stadler consulte quelques documents. S’il a tombé la veste, le nœud de cravate est impeccable. Quadra élégant qui ne se départit jamais d’une certaine réserve, distance à la lisière d’une forme de timidité qu’on lui retrouve sur les podiums des Salons. Quelques clignements d’œil nerveux en guise de scan à l’accueil, et le dialogue peut s’ouvrir.
Rupert Stadler, soudain tout sourire, se présente de façon un brin déconcertante : “Je suis né en 1963, je suis marié et j’ai trois enfants, un fils et deux filles d’un âge où les difficultés majeures sont surmontées !’’ Avant de reprendre un fil plus professionnel qui conduit très rapidement chez Audi : “Après des études en sciences économiques, gestion d’entreprise, économie bancaire, j’ai tout de suite commencé ma carrière dans l’industrie, d’abord chez Philips. Dès 1990, j’ai rejoint Audi, d’abord dans la planification, puis dans le contrôle marketing et distribution. A l’époque, l’équipe était très jeune. J’ai appris beaucoup de choses durant cette période et, surtout, nous avons vraiment identifié le potentiel considérable que possédait Audi, notamment en Europe.’’
Le baptême du feu chez Seat
La première date clé intervient quatre ans plus tard, en 1994. Seat traverse alors - déjà - une situation de crise aiguë en Espagne et on lui propose donc d’aller sur place pour tenter de redresser la marque et de la remettre sur de bons rails. Bref, une situation difficile synonyme de test et de baptême du feu pour un cadre d’à peine trente ans identifié comme “haut potentiel’’. Rupert Stadler ne tergiverse pas : “J’ai aussitôt accepté et j’ai conduit une mission portant sur le commerce, les ressources humaines et l’organisation de notre importateur (N.D.L.R. : importateur Audi, Skoda et Volkswagen VUL). Au bout de trois ans, nous avions significativement assaini la situation, ré-ouvrant des perspectives plus engageantes pour la marque.’’
A cette occasion, il glane une certitude qui ne le quittera plus : “J’ai appris qu’il ne s’agit pas uniquement de se focaliser sur les ventes et sur la publicité qui incite les clients à aller en concession. La substance du produit, dans un sens très large, est aussi essentielle, et c’est cette valeur intrinsèque, qui se décline ensuite via différents médias, qui permet de bâtir des succès solides et à long terme.’’
Dans la garde rapprochée du Professeur Piëch
Rupert Stadler rejoint ensuite le groupe Volkswagen en tant que tel et travaille comme secrétaire général et directeur de cabinet du Professeur Ferdinand Piëch. Dans l’ombre, mais au cœur nucléaire des prises de décision. “C’est vraiment une période où mon horizon s’est élargi. J’ai réellement appris à appréhender et à gérer des cas concrets inscrits dans les problématiques industrielles. Aussi bien sous l’angle commercial que financier. Ce sont des choses qu’on n’apprend pas à l’école !’’, explique-t-il.
Et d’ajouter que cet épisode a notamment été très fécond pour son approche humaine d’un groupe industriel, avec tous les enjeux RH qui se proposent à vous dans une chaîne de décisions et dans des situations d’arbitrage. Quand on lui demande quels enseignements il a retenus de ces années passées aux côtés de Ferdinand Piëch, l’une des grandes figures de l’industrie automobile, il répond dans une veine à la fois diserte et secrète : “C’est un dirigeant charismatique, c’est clair. C’est aussi quelqu’un de très exigeant !!! J’ai travaillé comme un fou pendant ces cinq années ! Et j’ai naturellement appris énormément de choses, dans des registres très variés. Mais sans jamais perdre de vue une véritable vision globale pour l’entreprise et son avenir. Par ailleurs, le Professeur Piëch est un grand businessman, avec une large zone d’influence, mais c’est aussi quelqu’un de très pragmatique, qui reste au contact du produit et de la technologie.’’ C’est surtout cette caractéristique qu’il met en exergue : “C’est sa grande force, je crois, cette capacité à assumer pleinement son statut de grand dirigeant tout en restant en prise directe avec le cœur de métier de son industrie.’’
La conquête d’Audi
A l’issue de ce passage initiatique, Rupert Stadler est adoubé. Mais le roman d’apprentissage se poursuit et on lui offre ainsi une place de premier ordre au sein d’Audi. “Naturellement, c’est quelque chose qui ne se refuse pas et je n’ai pas hésité une seconde ! C’est une marque fantastique et difficilement comparable à d’autres.’’ A partir de 2003, il s’attelle à développer la marque et, depuis le promontoire de la direction financière, il œuvre notamment à en faire un blockbuster en termes de rentabilité. Il participe aussi à l’élaboration du plan 2015, axé sur une croissance forte, mais à nouveau, dans le strict respect d’impératifs de rentabilité non négociables.
“Je pense qu’Audi est assimilable à un diamant. Longtemps, c’est resté un diamant brut et je crois qu’il fallait un peu le rectifier pour qu’il donne tout son éclat. Voilà le sens de mon action’’, confie-t-il. Suite logique d’un parcours immaculé, Rupert Stadler prend ensuite la tête du groupe Audi, en 2007, “au bon moment, quand j’avais suffisamment d’expérience et de confiance en moi pour accepter cette mission’’. Le rouleau compresseur Audi est lancé et, avec ses équipes, il veille au développement du groupe, sous l’angle commercial bien entendu, et avec les résultats que l’on sait, mais aussi du point de vue des ressources humaines.
Et le dirigeant bavarois insiste volontiers sur sa fierté d’avoir créé des emplois. “En outre, notre credo, “l’avance par la technologie”, n’a jamais été aussi fort et je suis intimement convaincu que c’est une philosophie payante. C’est un terreau fertile pour le marketing, mais on ne peut pas inverser l’ordre des choses…’’, assène-t-il.
Prudence est mère de sûreté
Actuellement, tout réussit à Audi et ses ventes mondiales ont encore progressé de 17,7 % au premier semestre par rapport à la même période de référence 2010. Après un lancement parfaitement calibré, l’A1 confirme son succès. Des résultats supérieurs aux prévisions initiales du dirigeant d’Ingolstadt et qui devraient se confirmer au second semestre par le biais du lancement de l’A6 Avant et du Q3. Dès lors, on peut réellement s’interroger sur ce qui pourrait faire dévier Audi de ses objectifs à l’horizon 2015 (l’objectif de 1,2 million de ventes est confirmé pour 2011, celui de 1,5 million pour 2015 et celui de 2 millions pour 2020).
“Il ne faut jamais dire jamais et il convient d’avoir toujours à l’esprit qu’un scénario exceptionnel peut vous être défavorable, que vous en soyez responsable ou non d’ailleurs, ce n’est pas le plus important en l’espèce. Il faut toujours envisager cette éventualité. Regardez, il y a deux ans, dans le feu de la crise, beaucoup de sociétés ont été déstabilisées… L’enseignement est récent. Pour plusieurs raisons, notamment notre rigueur et notre solide assise financière, nous n’avons pas eu à ajuster nos objectifs chez Audi, et moins encore à mettre en cause notre plan stratégique’’, tempère Rupert Stadler, avant d’ajouter avec assurance : “Aujourd’hui, il est donc naturellement confirmé. Nous sommes sur la bonne voie, nos résultats commerciaux et financiers en témoignent.’’
Manager pressé et volontiers pressant
Prudence est mère de sûreté, donc, mais il ne faut pas en déduire que le pilote est si calme qu’il veut le faire croire. Rupert Stadler n’aime pas parler de lui et le fait savoir quand on l’interroge sur son type de management : “C’est typiquement la question qu’il faudrait poser à mes collègues…’’ Un détour du côté du football pour détendre l’atmosphère et apprendre que le Bavarois est fidèle à ses racines comme à la politique de sponsoring et d’investissement de son groupe : “Entre le Bayern et Wolfsburg, je suis supporter du Bayern sans aucune hésitation ! Et j’aime aussi le FC Barcelone, le Real Madrid, l’AC Milan et Manchester United.’’
Pour mieux revenir à la charge sur sa conception du management : “Je crois qu’un manager doit avant tout fixer des objectifs à ses équipes, afin que tout le monde sache pourquoi il travaille, et parfois très dur. Il faut aussi faire preuve de pédagogie et de conviction, en tenant compte du fait que des milliers de personnes travaillent autour de vous, dans des métiers très différents. Il est donc nécessaire de savoir écouter, pour rester en phase avec le principe clé de proximité’’, affirme-t-il avant de se découvrir plus encore : “A titre personnel, j’aime que les choses avancent vite et je suis un manager qui cherche à pousser ses équipes, à les booster. A tous les niveaux. Cela crée une émulation très positive, il ne faut pas toujours tout ramener au stress ou aux interrogations… Surtout que des défis passionnants nous sont proposés, le programme e-tron en est une belle illustration ! Actuellement, c’est d’autant plus facile d’aller de l’avant avec Audi que nous avons le vent dans le dos et que tous nos indicateurs sont au vert. C’est aussi plus facile de manager dans ces conditions, il faut l’admettre. Mais l’erreur, et d’autres ont payé cher par le passé pour l’avoir commise, consisterait à être moins énergique ou exigeant.’’
Accompagnateur actif du changement
Le programme e-tron nous conduit au défi environnemental actuellement proposé à l’industrie automobile. Selon Rupert Stadler, “C’est le monde qui nous entoure qui change dans son ensemble. L’environnement a bien entendu modifié la donne pour notre industrie, mais nous sommes habitués à devoir prendre des décisions. Prendre des décisions, c’est notre quotidien. Il faut savoir prendre les bonnes, ne pas trop tergiverser et les intégrer dans une vision d’ensemble cohérente. Car en tant que groupe automobile, nous ne devons pas perdre de vue que nous accompagnons les évolutions de la société et que nous avons un rôle actif à jouer dans ce processus.’’
Un discours apaisé pour un dirigeant pourtant prompt à dénoncer la radicalité des normes votées à Bruxelles, suivant en cela la ligne directrice du patronat allemand. Un discours aussi volontaire et se prémunissant du piège du greenwashing : “Nous avons une vision très précise de ce qu’Audi doit faire, avec une foi inébranlable en notre savoir-faire technique. Je ne cherche pas pour autant à dire que nous sommes les plus vertueux de tous, nous agissons aussi sous la contrainte. Mais il y a des contraintes positives, entre guillemets, et Audi sera parmi les marques les plus vertueuses, grâce à la force de sa technologie et sa capacité à innover.’’
Une foi dans la notion globale de progrès
Au-delà des dates d’introduction des nouvelles technologies déjà communiquées par la marque, Rupert Stadler ne se risque à aucun pari sur l’émergence et le déploiement de nouvelles solutions. Mais cet aficionado de la R8, notamment en version e-tron, glisse tout de même : “L’horizon électrique n’est plus si lointain (N.D.L.R. : le groupe a d’ailleurs annoncé cet été un nouvel investissement de 11 milliards d’euros dans les technologies électriques et les recherches sur l’allégement des véhicules d’ici 2015). Et d’autres solutions sont à venir, nos ingénieurs y travaillent d’arrache-pied. Quand j’écoute mes enfants, je me rends compte qu’ils ont d’ores et déjà intégré la valeur environnementale. L’avenir est donc tracé. Par ailleurs, ils appartiennent typiquement à ce qu’on pourrait appeler la facebook génération, et ils veulent évoluer dans un environnement connecté en permanence, la voiture ne faisant naturellement pas exception à la règle. C’est aussi cette dimension que nous devons mettre en exergue dans nos modèles à l’avenir, et toujours dans une partition dirigée vers le plaisir et l’émotion.’’
Rupert Stadler prône d’ailleurs une approche globale pour l’automobile de demain : “Il ne faut pas limiter la problématique à l’environnement, mais bel et bien parler de développement durable. Ce qui inclut le volet social, essentiel à l’échelle d’un groupe comme le nôtre (N.D.L.R. : le groupe a annoncé mi-juillet la création de 10 000 emplois d’ici 2020, ce qui porterait les effectifs d’Audi à 70 000 salariés. Des embauches prévues en Allemagne, mais aussi en Chine et en Hongrie). En outre, ce n’est pas une orientation négative et le développement durable ne rime pas avec l’abolition de la sportivité, du plaisir ou du fun. Je crois plus à une notion de progrès, un progrès pour toute la société, et cette notion est bel et bien positive.’’
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