Exercice de style
...Couronne : Quels commentaires portez-vous sur la question très actuelle de la hausse du prix des matières premières ?
Carlos Ghosn : Comme pour la plupart d'entre vous, et au regard de ce qui s'est passé ces trois dernières années, la situation engendrée par la hausse des du coût des matières premières me paraît assez préoccupante. Aussi bien d'ailleurs pour l'ensemble des fournisseurs que pour les constructeurs automobiles eux mêmes. De manière générale, lorsque les matières premières augmentent de façon significative, cela ne devrait pas être tragique pour une industrie qui est capable de répercuter l'augmentation de ses coûts de manière raisonnable sur ses marchés. Il existe d'ailleurs de nombreuses industries, aujourd'hui, qui répercutent l'augmentation du prix de l'acier sur leurs prix. Malheureusement, nous sommes dans une industrie qui est dans l'incapacité totale de le faire. Quand il y a des tentatives de répercuter ces hausses sur le prix des voitures, cela se traduit immédiatement par une augmentation des rabais, ce qui fait que le prix de transaction de nos produits ne change pas. Nous sommes donc dans une industrie qui a perdu sa capacité à augmenter ses prix, c'est une réalité. Cela fait plusieurs années que cela dure et ce n'est pas typique à la France ou à l'Europe. C'est un phénomène que l'on observe en fait sur l'ensemble des marchés mondiaux.
Cela se traduit par une dépression extrêmement forte sur l'industrie. D'ailleurs, cela est perceptible de manière générale dans la dégradation de la santé économique de la plupart des constructeurs automobiles et de leurs fournisseurs. L'augmentation des matières premières explique en grande partie - mais pas en totalité - la dégradation de la performance économique. Malheureusement, cela ne s'arrête pas, puisqu'en 2007, on note une pression inflationniste continue et, sur un certain nombre de matières premières, on ne voit pas d'arrêt avant 2008/2009. Dans le cas de Renault, en 2005 la facture matières premières s'est montée à près de 250 millions d'euros, en 2006 on a dû ajouter plus de 400 millions d'euros, en cumulé on est déjà à 650 millions d'euros, soit pas très loin de toute la marge opérationnelle de Renault.
Evidemment, il y a un moment où la pression sur les marges est tellement forte que les nouveaux modèles lancés sur le marché tiennent quand même un peu compte de l'augmentation des matières premières. Il ne s'agit pas pour l'industrie de montrer sa capacité à augmenter ses prix, mais c'est forcés et contraints que les constructeurs automobiles arrivent à cette conclusion. Toutefois, en 2009, il y aura probablement une inflexion due notamment aux Chinois et aux Indiens qui sont en train de monter leurs capacités d'exploitation de matières prmières et leurs transformations. Mais d'ici là, il faut tenir le coup et on ne tiendra le coup que par une meilleure collaboration. C'est-à-dire remonter en amont sur l'ensemble des projets ; réduire les coûts ; faire des substitutions de matières, en se dégageant de celles dont les prix sont les plus volatiles et en essayant de réduire les quantités utilisées. C'est un moment qui est difficile pour les fournisseurs, c'est un moment qui est difficile pour les constructeurs, c'est un moment qui est un repositionnement en faveur des producteurs de matières premières, malheureusement qui n'est pas terminé.
J.P Couronne : Vous qui avez l'expérience des plus grands marchés mondiaux, Etats-Unis, Japon et Europe, Quelles organisations faut-il mettre en place pour maîtriser la complexité au niveau mondial ?
Carlos Ghosn : Vous en conviendrez et en témoignerez sans peine, nous sommes, en tant que constructeurs automobiles soumis à la tentation de la complexité. La complexité au travers de la conception. Nous avons tendance à multiplier les pièces, à innover systématiquement lorsque nous faisons un nouveau produit. Et surtout à offrir une diversité qui est assez élevée. Et cette diversité nous pose problème quand nous en faisons trop comme en France parce que nous n'arrivons pas à la vendre. Nos distributeurs éprouvent de réelles diversités à commercialiser tout ce que nous proposons. D'une certaine manière, nous éprouvons plus de facilités à concevoir quelque chose de complexe qu'à l'exécuter ou à le vendre.
L'un de nos challenges, qui est salué par l'ensemble de l'industrie, c'est de ne pas répondre en matière de complexité et de diversité à ce qui est demandé de manière théorique par le marché mais mettre en oeuvre ce que nous sommes capables de bien exécuter, de bien vendre. Ce qui signifie au niveau d'un constructeur comme Renault, ou Nissan, de systématiquement forcer une entreprise à concevoir "plus simple", à ne pas suivre l'ensemble du potentiel de diversité auquel elle est appelée, ce qui représente un effort de tous les jours. Si nous ne sommes pas rigoureux en la matière, nous avons un problème non seulement au niveau du coût de nos fournisseurs mais aussi, nous avons une déperdition d'énergie très forte que nous sommes incapables, d'une certaine manière, d'exploiter sur le marché. Cela dit, il y a des constructeurs automobiles qui le font bien parce qu'ils procèdent de façon différente en "remontant par le marché". C'est-à-dire qu'ils posent la question en ces termes : "qu'est ce que je suis capable de vendre ?", et ils concevront uniquement ce qu'il en résulte. C'est très coercitif dans le système. Par exemple, il y a un constructeur, qui est une référence en la matière, et qui propose un nombre de moteurs réduit, un nombre de variétés offertes sur le marché public réduit, ce qui permet quand même une conception beaucoup plus efficace, et un niveau de qualité qui est très bon.
Je dirais qu'il faut combattre la complexité en amont pour résister à la tentation de vouloir offrir une pléiade d'alternatives au client et ce pour une raison très simple. La question ne réside pas dans le fait que le client ait le choix ou non, elle réside dans la capacité ou l'incapacité du réseau de distribution à vendre le produit et à le vendre bien. C'est la réalité aujourd'hui d'un certain nombre de constructeurs.
J.P Couronne : Pensez-vous que nous sommes sur le point de redessiner la relation entre les constructeurs, leurs équipementiers de premier rang et les autres ?
Carlos Ghosn : Les relations entre les constructeurs et les fournisseurs sont en train d'évoluer fortement pour plusieurs raisons. D'abord les constructeurs changent, et de façon importante comme en témoigne ce qui s'est passé avec Chrysler dernièrement, et qui était inimaginable il y a 4 ou 5 ans. Un constructeur automobile met dans le marché une part de ce qui lui appartient, et la vend à des investisseurs dont l'engagement dans l'industrie automobile est à démontrer. C'est quelque chose qui était impensable il y a quelques années. De la même façon, chez les fournisseurs, nous relevons aussi un grand nombre de mouvements, de changements d'orientation. D'un côté, il y a un certain nombre de nos fournisseurs en France ou en Europe qui sont en difficultés financières graves et qui, pour quelques-uns, nous ont mis également en difficultés puisqu'ils n'ont pas été capables de fournir ce dont nous avions besoin. Nous ne pouvons pas être indifférents à cela et devons à tout prix essayer d'anticiper et d'éviter au maximum ce genre de mouvement.
D'un autre côté, une consolidation trop forte dans certains secteurs fait qu'il n'y a pratiquement plus de concurrence. C'est-à-dire que les prix ne sont plus négociables, ce qui n'est pas fait pour nous plaire. Lorsque vous vous retrouvez dans une situation où vous êtes menacés, vous ne pouvez l'accepter et vous cherchez des alternatives. Afin d'éviter ces deux extrêmes, nous développons des partenariats. Le terme de partenariat a été galvaudé et devient suspect puisque la réalité est un peu différente par rapport à la définition. Pourtant, il n'y a pas d'autre voie possible sachant que le partenariat définit le fait que nous travaillons avec très peu de fournisseurs, dont un certain nombre sont en compétition. Nous les associons très en amont de nos processus, c'est-à-dire même avant de décrire la voiture ou à la définir. Ceci de façon à permettre un maximum de synergie, un maximum d'améliorations aussi bien en termes de qualité qu'en matière de coûts. Et c'est cela qu'il va falloir que l'on renforce. Je suis sûr que la relation qui existe aujourd'hui va évoluer ces prochaines années en ce sens.
J'ai conscience que ce choix présente un certain nombre de risques, comme d'un côté l'absence de concurrence ou de négociation portant plus sur les conditions que sur les prix et de l'autre côté des fournisseurs qui disparaissent à cause de la myopie des constructeurs à essayer d'anticiper les problèmes auxquels ils sont confrontés. Mais tout est en train de bouger. Et c'est sans compter le fait que les bases de production ainsi que les bases de conception sont en train de changer. L'ingénierie est désormais placée sur une autre échelle et ne sera plus massivement en France mais en Chine, en Inde, en Corée en fonction des marchés. Ce n'est pas du tout un déplacement du travail qui se fait. C'est une re-localisation du travail auprès des fournisseurs et des usines locales afin d'assurer une production de qualité et d'être aussi compétitif. Nous sommes dans cette phase de redéploiement et de redéfinition de nos relations.
Propos recueillis par
Hervé Daigueperce
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