Gestion de flotte : que changera l’entrée en jeu des constructeurs ?
JOURNAL DE L’AUTOMOBILE. Nous nous étions réunis il y a deux ans, quels ont été, selon vous, les grands tournants lors de ces vingt-quatre derniers mois ? Quel est le profil du marché français ?
Philippe Brendel. En matière de télématique embarquée, il y a eu peu d’évolution. Les solutions basées sur des boîtiers percent mal en entreprise pour des questions de prix. La gestion de tournée a une valeur ajoutée avérée, mais la géolocalisation ne trouve pas son public. Ce qui a changé, c’est la sortie d’offres de la part des constructeurs, comme le Fleet Asset Management de Renault ou le Connect Fleet Management de PSA Peugeot Citroën.
Anne Rivière. En tant qu’éditeur, nous observons l’entrée de nouveaux acteurs aux prix ultra agressifs. Vous mettez en avant la problématique du tarif, mais je suis heureuse de voir qu’il se maintient dans ce contexte de destruction de valeur car, autrement, beaucoup plus d’entreprises auraient mis la clé sous la porte. Nous observons d’ailleurs une concentration sur ce marché et TomTom Telematics peut témoigner de cette mutation. Ce qui ne fait néanmoins pas oublier la question la plus importante : quel service peut-on apporter aux entreprises ?
JA. Quelle légitimité et surtout quelle place pour ces nouveaux entrants ?
Jeremy Gould. Nous estimons qu’il y a de la place pour eux compte tenu de l’immaturité du marché français où plus de 8 véhicules sur 10 restent à équiper. Nous constatons des fermetures d’entreprises car elles n’ont pas les moyens de suivre les évolutions technologiques, économiques et organisationnelles dictées par les clients. Nous sommes face à un challenge pour les acteurs traditionnels que nous sommes et les nouveaux venus, dont les constructeurs font partie.
JA. Peu d’évolutions technologiques, qu’en disent les fabricants ?
Thierry Péreault. Je pense au contraire que la technologie a évolué, en témoigne l’accroissement de l’appétence des clients. Aux anciennes solutions en “stand alone” ou en OBD qui ne suscitent pas plus d’intérêt qu’auparavant, s’opposent désormais des systèmes constructeurs en OEM qui remontent les vraies informations du moteur, de la consommation, du kilométrage et les anticipations des pannes. Et on peut ajouter l’effet bénéfique de la massification, qui conduit à une baisse des prix par rendement d’échelle. J’estime donc que l’industrie de la télématique embarquée se situe dans un cercle vertueux.
JA. De moins en moins chère, c’est vrai, mais qui demande des investissements toujours plus conséquents ?
Christophe L’Hermine. Par anticipation, nous avons réalisé des acquisitions, il y a déjà cinq ans, autour de la technologie CAN-BUS, pour préparer le virage que nous avons entamé il y a deux ans. Convaincus que la bataille de demain se jouera sur la plateforme et non les boîtiers, nous avons investi pas moins de 20 millions d’euros dans le développement d’une nouvelle architecture. Il était nécessaire de se renouveler. Nous allons maintenant travailler sur ce socle et, par ailleurs, sur la simplification des processus d’installation pour avantager les entreprises.
Olivier Feynerol. Même si les clients veulent des services assez simples, l’exploitation des données pour y parvenir se complexifie, et demande donc des investissements élevés. Il faut avoir la capacité de subvenir à ces besoins et, de fait, les entreprises auront pour obligation d’atteindre une taille critique. Nous avons toujours estimé que les constructeurs détenaient la clé. Ils ont mis du temps à se lancer, mais aujourd’hui nous en sommes ravis car ils apportent ce second souffle que nous recherchions tous pour faire décoller le marché.
JA. Ils représentent un second souffle, et nullement des concurrents…
Jeremy Gould. Si nous repensons à Volvo ou à Scania, il n’y a rien de nouveau dans cette incursion des constructeurs sur le marché de la télématique professionnelle. Leur difficulté a toujours relevé de la partie commerciale. Il faut avoir une force de vente capable d’expliquer aux clients les bénéfices de telles solutions et, surtout, de les accompagner. Là se trouve le secret de la fidélisation durable.
JA. Vendre ce type de service s’inscrit-il dans la stratégie des constructeurs ?
Olivier Emsalem. Ce n’est pas dans notre ambition, raison pour laquelle nous sommes ouverts aux partenariats. Nous avons commencé avec Orange Business Services et pourrions en intégrer de nouveaux. Depuis, nous commercialisons Active Fleet Data et je suis certain que peu d’entre vous en connaissent l’existence car nous n’avons pas réussi à le vendre. Nous sommes dans le groupe en présence de clients qui ne sont pas équipés à 100 % de véhicules PSA Peugeot Citroën. La logique doit tendre à l’ouverture de la donnée à des partenaires qui vendent la prestation.
JA. Quels sont les enseignements tirés de votre précédente expérience ?
Olivier Emsalem. Notre canal de vente est là pour distribuer des voitures. Vendre des services tels que celui-ci, c’est compliqué, d’autant plus que notre catalogue est déjà fourni avec les financements, les garanties, les assurances et autres. Nous allons demander à notre réseau de vendre Connect Fleet Management, qui est officiel depuis le 1er juillet, mais je reste convaincu que cela va prendre du temps. Nous ne serons que la 7e ou la 8e question du commercial à son client. Nous comptons alors davantage sur les canaux de distribution de nos partenaires.
JA. Comment Orange Business Services entend-il alors opérer ?
Olivier Feynerol. Cette offre vient s’ajouter à Fleet Performance que nous distribuons historiquement chez nous. Elle sera commercialisée avec le soutien du constructeur qui garantit le matériel. Ensuite, nous réalisons une formation de nos canaux de distribution directe et indirecte. Nous apportons ainsi la compétence humaine, celle qui est capable de défendre l’argumentaire.
JA. Qu’est-il prévu pour les réseaux Peugeot et Citroën ?
Olivier Emsalem. Nos concessionnaires ont reçu un kit de formation pour être en mesure de présenter Connect Fleet Management à des clients qui ignorent encore, souvent, l’existence de telles solutions. Nous leur fournissons aussi des réponses à toutes les questions susceptibles d’être posées.
JA. Quelles sont vos prévisions de ventes ?
Olivier Emsalem. Dans notre plan, nous souhaitons que 20 % de nos véhicules livrés aux flottes soient à terme équipés d’un système de gestion connecté à une plateforme de service. Pour ce faire, PSA Peugeot Citroën s’appuie sur deux typologies de boîtiers. Le premier, fourni par Magneti Marelli, est embarqué sur nos véhicules depuis 2010. La mise à jour a été réalisée gratuitement à distance et, depuis le 1er juillet, ils sont donc compatibles avec Connect Fleet Management. Le second, fourni par Kuantic et lui aussi connecté au CAN-BUS, a été validé sur l’ensemble de notre gamme de véhicules et sera disponible en accessoire. Il diffère en un seul point : nous ne l’avons pas relié à notre plateforme d’appel pour l’e-call et le b-call. Un choix volontaire par souci de simplicité.
JA. Comment les autres éditeurs se positionnent-ils face à cela ?
Olivier Emsalem. Au moment où nous avons démarré ce projet, plusieurs éditeurs, dont certains ici, ont été invités, mais seul Orange Business Services en a mesuré l’intérêt et a fait le nécessaire pour nous suivre. Ils ont même insisté pour aller vite, acceptant l’idée qu’ils perdraient leur marge sur les boîtiers. Les autres ont décliné la proposition pour cette raison. Or, comme nous ne pouvons pas multiplier les références de matériel, ils reviennent à la table des négociations. En parallèle de cela, les DSI des grands comptes s’adressent en direct à nos services pour développer en interne un outil capable d’absorber la donnée que nous remontons de leurs véhicules.
Anne Rivière. Je pense que le débat doit se focaliser sur le service apporté au client final. Est-ce plus pratique pour lui d’acheter un véhicule équipé d’un service déjà existant ? Je n’en suis pas totalement convaincue et pense que nous avons encore une valeur concurrentielle. La réelle différence réside dans votre investissement et dans la promotion que vous faites. Nous allons bien entendu être attentifs à votre évolution. En revanche, issue du monde de l’informatique, je ne crois pas aux systèmes fermés, qu’aucun acteur, hormis Apple, n’a réussi à mettre en œuvre. Il sera nécessaire de laisser l’accès aux tiers.
Olivier Emsalem. Alors, nous sommes totalement en phase sur l’approche à avoir puisque nous avons compris que notre offre se devait d’être totalement ouverte.
Olivier Feynerol. Ce qui est également le cas de notre côté car nous savons que nos clients ne sont pas monomarques.
JA. Qu’en pensez-vous chez TomTom Telematics ?
Jeremy Gould. Je rejoins mon homologue dans sa logique : la différenciation se fera sur le terrain. Les forces commerciales qui vont à la rencontre des entreprises doivent être en mesure d’accompagner le client, au-delà de la technologie. Ainsi, les gestionnaires de flottes consomment des services de plus en plus haut de gamme, même si la géolocalisation demeure une commodité, à l’échelle européenne.
Laurent Corbellini. Je pense que nous sommes à l’aube d’une révolution. Il faut comprendre que, demain, un véhicule qui sera incapable d’émettre de la donnée sera pénalisé et ne pourra trouver sa place dans une flotte d’entreprise.
Thierry Péreault. Nous ne sommes pas face à un argument de vente, mais à un prétexte de non-vente. Dans les appels d’offres auxquels nous participons à l’étranger avec ALD, il est stipulé à chaque fois “voiture connectée”.
Olivier Emsalem. Ce phénomène, nous l’observons aussi via nos responsables grands comptes qui nous pressent de plus en plus pour avoir une réponse “connectée” à fournir à leurs interlocuteurs.
JA. Alors, pourquoi stagnez-vous toujours à moins de 15 % de pénétration ?
Laurent Corbellini. Le coût cumulé du boîtier et du service est difficile à supporter par les entreprises, au regard de la technologie proposée. Le bon service doit permettre de mieux utiliser le véhicule. Il ne s’agit pas de remonter basiquement de la donnée grâce aux constructeurs. Celle de la voiture ne suffit pas, il faut la recouper pour apporter un service ultime en bout de chaîne, et rendre le tout monétisable aux yeux de l’entreprise cliente.
Philippe Brendel. Effectivement, même à 5 euros par mois, l’information est jugée trop pauvre pour ce tarif. L’avenir passera donc par les constructeurs, seuls capables d’élever le niveau. Autrement, il existe un concurrent qui est le smartphone, soit un produit qui évolue très vite et qui affiche des arguments certains. Rien n’empêche qu’il soit le module de récupération des données. Il y aura un combat de géants entre constructeurs automobiles, fabricants et opérateurs.
Olivier Feynerol. Le smartphone, aussi fantastique et aussi révolutionnaire soit-il, ne peut couvrir tous les champs de compétences et les cas d’usage. Sinon, pourquoi les géants de l’Internet ne parviennent-ils pas, en dépit de tous leurs efforts, à entrer sur ce marché.
Thierry Péreault. Il est aussi question de qualité du matériel car le marché concerne des centaines de milliers de véhicules, voire des millions à terme, et on ne peut se permettre de mettre en péril tout un modèle économique par manque de qualité. Ce facteur étant considéré comme réglé, nous pouvons évoquer les coûts et, grâce à la massification, ceux-ci diminuent très vite, même s’ils sont encore un peu élevés, je vous l’accorde. Nous devons intégrer que nous sommes dans un monde de spécialistes. Il n’y a plus de débat entre boîtier et smartphone, mais sur l’hétérogénéité des informations remontées.
Jeremy Gould. Effectivement, il y a un besoin de standardisation afin d’obtenir une homogénéité à l’échelle européenne. Ce qui, paradoxalement, peut avoir un effet destructeur sur la valeur, à l’instar de l’écotaxe.
JA. Comment se passera le déploiement ?
Olivier Emsalem. Nous visons d’abord le marché français. Nous entamons les discussions avec un certain nombre d’acteurs européens, dont Orange Business Services pourrait faire partie en fonction des pays. Nous allons promouvoir l’offre dans les pays de l’UE 27, où les boîtiers OEM existent déjà conformément à la législation. En plus des pays plus au nord, nous pensons à l’Italie, marché très demandeur. Sollicité par nos directeurs locaux, nous n’avons pas encore de réponse à leur apporter tant que les partenaires éditeurs de plateforme n’ont pas été identifiés.
JA. Quel pourrait être le prix des données ?
Olivier Emsalem. Elles ne seront pas gratuites, mais vendues à prix raisonnable.
Laurent Corbellini. Cela en fera une variable composante du prix de la voiture, et donc un argument concurrentiel entre les marques automobiles.
Philippe Brendel. Un Allemand, par exemple, pourrait bientôt proposer gratuitement la mise à disposition des données.
Olivier Emsalem. Nous avons retenu comme modèle de facturer un peu le boîtier et un peu les données. Le constructeur auquel vous faites allusion facture l’équipement en option, puis offre le service. Ce que nous pourrions faire. Tous les modèles économiques existent. D’ici la fin de l’année, nous allons d’ailleurs lancer des services à destination des particuliers, non pas de gestion de flotte ni de géolocalisation, mais basés sur la remontée et l’exploitation de la donnée.
JA. Avez-vous identifié des tendances fortes ?
Marc Trollet. Si on en croit les études, 60 % des gestionnaires de flotte chercheraient à établir une liaison entre la télématique et les cartes carburant. Ce qui a convaincu notre nouvelle actionnaire, qui opère dans le secteur de la carte carburant, d’entrer au capital avec l’ambition de mettre en place des synergies.
Olivier Feynerol. Cette tendance émergente ne manque pas d’intéresser notre pétrolier national, qui imaginerait volontiers commercialiser de petites solutions allant en ce sens.
Olivier Emsalem. Un argument de plus pour nous car le niveau de carburant est typiquement une information que seul le constructeur peut remonter de manière fiable vers celui qui veut la croiser avec d’autres sources.
Anne Rivière. De notre côté, nous voyons que l’autopartage, qui a toujours existé dans les entreprises, réclame maintenant une gestion informatisée des agendas. Ce type de service simple à délivrer peut aider à l’acceptation du prix total de la solution de gestion de flottes.
Olivier Emsalem. Là encore, nous sommes en présence d’un service que PSA Peugeot Citroën propose dans son catalogue sans avoir jamais vraiment communiqué à son sujet. Elle ne concerne qu’un certain nombre de modèles du catalogue.
JA. Peut-on anticiper des pertes ?
Marc Trollet. Il est certain que la concentration et les mutations ont eu raison de certains opérateurs de service. On ne cherche plus à maîtriser la chaîne de bout en bout, mais à se spécialiser sur un segment, soit le boîtier, soit la plateforme ou autre. On essaye également de réduire les coûts, à tous les étages. Contrairement aux idées reçues des Français, une installation n’est pas gratuite, pourtant elle n’a aucune valeur ajoutée pour le client, d’où l’avantage des solutions OEM, au détriment des installateurs. Les forces de vente peuvent aussi être optimisées et le commerce par le web peut tomber sous le sens, dans un contexte de volonté de massification et d’immaturité des canaux.
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FOCUS - Les participants
• Jeremy Gould, VP Sales Europe, TomTom Telematics
• Christophe L’Hermine, Professional Services Manager, Masternaut
• Marc Trollet, directeur général, Masternaut
• Anne Rivière, directeur commercial grands comptes et partenariats, Ocean
• Thierry Péreault, responsable financier, partenariats et innovations, Kuantic
• Laurent Corbellini, directeur marketing, ALD Automotive
• Olivier Feynerol, directeur BU M2M, Orange Business Services
• Olivier Emsalem, adjoint des ventes B2B, BU Véhicules et services connectés, PSA Peugeot Citroën
• Philippe Brendel, président, Observatoire du véhicule d’entreprise (OVE)
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