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Constructeurs

Philippe Varin : "Avec le véhicule électrique, la question des matériaux ne peut pas être évitée"

Publié le 20 octobre 2022

Par Catherine Leroy
12 min de lecture
Après 25 ans dans l’aluminium chez Pechiney, 6 ans dans l’automobile chez PSA, 6 ans dans le nucléaire, puis président de France Industrie, Philippe Varin a été président de Suez de 2020 à 2022. Missionné par le gouvernement sur la sécurisation de l’approvisionnement en matières premières minérales, ce dernier a accepté d’évoquer les nombreux défis qui se dressent sur la route vers l’électrique pour les constructeurs automobiles.
Philippe Varin, ancien président de France Industrie et de PSA, auteur du rapport sur la sécurisation de l'approvisionnement en matières premières minérales.

Journal de l’Automobile : Au début de cette année, vous avez remis un rapport au gouvernement qui estimait que ne pouvaient être produits en Europe que 30 % des métaux stratégiques pour l’automo­bile électrique. Comment a évolué le marché des matériaux critiques ?

 

Philippe Varin : Le diagnostic, qui a été dressé lors de la réalisation de ce rapport, est plus valable que ja­mais. Les conditions de l’offre et de la demande se tendent progressive­ment. J’avais indiqué à l’époque que les pénuries étaient fort probables pendant la prochaine décennie sur les métaux de la transition écolo­gique (nickel, lithium, cobalt et terres rares). Les soucis se posant surtout sur le lithium et le nickel à court terme. Des tensions existent également sur le cuivre. Je vous rap­pelle que l’un de nos deux construc­teurs français fait des rotors bobinés qui nécessitent du cuivre. Sur ces métaux, les prévi­sions de croissance restent explosives et le niveau de la demande sera mul­tiplié par trois ou quatre d’ici 2030 et même par huit sur le lithium.

 

 

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Journal de l’Automobile : Votre analyse date d’avant l’inva­sion de l’Ukraine par la Russie. Ces tensions géopolitiques ont‑elles exacerbé le phénomène ?

 

P.V. : Nous avions déjà évoqué le risque d’instabilités géopolitiques. Celles‑ci sont bien sûr amplifiées. Au‑delà de la question ukrainienne, se pose également celle de l’Afrique, dont la position est essentielle dans ces discussions. Je vous rappelle que 31 pays africains se sont abstenus ou ont apporté leur soutien lors du vote de la motion condamnant le pré­sident Poutine aux Nations Unies. L’instabilité est donc bien présente. Les tensions entre les États‑Unis et la Chine, qui ont un impact sur le domaine des composants mais aussi sur les matériaux critiques, ne sont pas réduites. Et les États d’Amérique latine sont majoritairement passés à gauche, à l’exception du Brésil, sous réserve des résultats des élections présidentielles. Et c’est une gauche plutôt nationaliste, ce qui a une im­plication sur la disponibilité des ma­tières premières. Nous assistons bien au renforcement négatif des tensions géopolitiques.

 

 

Journal de l’Automobile : L’Europe est‑elle prête à ouvrir des mines de lithium sur son territoire ?

 

P.V. : La plupart des mines exis­tantes de la planète sont entrées dans un régime de rendement décrois­sant et un certain nombre d’entre elles sont exposées aux risques cli­matiques accrus. Par ailleurs, l’ou­verture de nouvelles mines prend du temps et, aujourd’hui, l’opinion publique n’y est guère favorable. En France et dans le sud de l’Europe, cette exploitation n’est pas évidente. D’ailleurs, en Serbie, le projet dans la vallée de Jadar a été stoppé et le même mouvement a été vécu au Portugal. En France, nous avons des réserves de lithium en Alsace. Il est question de lithium géothermique qui peut s’exploiter sans creuser de mines à ciel ouvert. Il s’agit de pom­per l’eau en profondeur et de la trai­ter pour fixer et produire le lithium. C’est plus « facile » à accepter par l’opinion publique. De l’autre côté du Rhin, Vulcan exploite d’ailleurs des mines de lithium sur la base de ce même procédé. D’ailleurs, les constructeurs français ont pris des participations dans Vulcan. Il existe d’autres zones potentielles en France, en Auvergne par exemple. Tout comme dans le nord de l’Eu­rope, en Finlande, Suède et Norvège où la densité de la population est plus faible.

 

 

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Une relation contractuelle entre un opérateur minier et un contructeur automobile est quelques chose de nouveau, mais il ne faut pas se faire d'illusion sur la robustesse d'une relation juridique simple

 

 

Journal de l’Automobile : Ce potentiel peut‑il permettre de réduire notre dépendance ?

 

P.V. : Globalement, même en ou­vrant des mines, le potentiel d’ap­provisionnement européen des gigafactories sur le continent reste de 30 % en 2030. Nous devrons donc importer significativement. De plus, il faut bien comprendre la réalité de ce marché mondial. Je dis sou­vent que la Chine est comparable à un éléphant au milieu de la pièce ! Sa stratégie"Belt and Road", et le fait que les compagnies minières chinoises soient des "state owned enterprises" lui ont permis d’acca­parer la moitié des chaînes de valeur des batteries et plus pour les terres rares et les aimants.

 

 

Journal de l’Automobile : Les États‑Unis ne sont‑ils pas en train d’organiser cette même stratégie ?

 

P.V. : Les USA, qui ont classifié ces métaux critiques comme métaux de défense, au premier semestre de cette année, sont maintenant allés plus loin. Ils ont publié l’"Infla­tion Reduction Act" (IRA) qui est un monument en la matière, car il traite du triptyque énergie, écologie et matériaux pour combattre l’in­flation. Derrière cette approche, il s’agit de préserver la souveraineté américaine sur les équipements et l’approvisionnement en matériaux pour la transition écologique, en li­mitant l’inflation. Pour être concret, si vous avez un projet, un produit, comme une voiture, qui est réalisé sur le sol américain et qui utilise des matériaux extraits du sous‑sol américain ou canadien, vous pou­vez bénéficier de subventions qui vont jusqu’à 8 000 dollars sur l’achat d’une voiture. Au global, le soutien atteint 370 milliards de dollars. C’est colossal mais ce qui est essen­tiel dans cette décision, c’est que les matériaux, l’énergie et l’écologie sont considérés comme un seul et même problème. Alors qu’en Eu­rope, nous morcelons ces questions et les réponses associées.

 

 

Journal de l’Automobile : La Commission européenne a donc décidé d’imposer la technologie élec­trique sans avoir cette réflexion en amont ?

 

P.V. : La transition écologique vou­lue par l’Europe, c’est‑à‑dire le net 0 en 2050 est une décision d’abord politique, qui se justifie, mais qui n’est pas de nature économique. Chaque transition écologique ef­fectuée dans le passé (le passage du bois au charbon ou du charbon à l’essence…) a été réalisée pour l’avantage économique qu’elle pro­curait, c’est ce qui tirait la transition. Nous ne sommes pas aujourd’hui dans cette situation, car l’objectif est de corriger des dégâts environnementaux. Pour que les acteurs économiques puissent se mettre en mouvement, les États doivent avoir des actions qui dépassent la boîte à outils habituelle dans une économie de marché, réglementation, inno­vation, etc. L’Europe est en train d’ouvrir ce sujet. C’est notamment ce qui a déjà été fait avec le "Chips Act", en subvention­nant des fabricants de composants pour passer de 10 à 20 % de part de marché. Elle lance maintenant le "Critical Raw Materials Act", pour traiter la question des maté­riaux comme le font les États‑Unis, comme un tout. On ne peut pas décider d’une mesure sur la voiture électrique en évitant la question des matériaux et des mines ou celle de la décarbonation du système élec­trique qui alimentera le véhicule. Il est essentiel d’avoir une vision glo­bale dans cette transition.

 

 

Cette inflation sur les matières premières ou l'énergie crée de grands gagnants et notamment en Chine

 

 

Journal de l’Automobile : Cette vision globale avance‑t‑elle ?

 

P.V. : Oui et le discours d’Ursu­la von der Leyen, présidente de la Commission européenne, du 24 septembre dernier, été clair. Les matériaux sont remis dans le haut de l’agenda européen. L’Europe fait mouvement dans le bon sens, mais tardivement. Les bases du nouveau paysage industriel sont en train d’être posées. Mais nous ne sommes pas encore au niveau de nos rivaux américains et chinois.

 

 

Journal de l’Automobile : La France a‑t‑elle des initiatives individuelles ?

 

P.V. : En France, j’avais préconisé la mise en place d’un observatoire qui devrait être lancé d’ici la fin de cette année et qui va s’appeler l’Ofremi (Observatoire français des res­sources minérales). Il est également prévu d’instaurer un délégué inter­ministériel sur le sujet. D’un point de vue opérationnel, deux plateformes sont en cours de création : l’une à Dunkerque (59) pour les batteries avec notamment la gigafactory Verkor et à proximité celles de Douai (59) et Douvrin (62) et l’autre à Lacq (64) pour la filière des ai­mants. Le sujet des aimants est es­sentiel. Nous ne pouvons pas conti­nuer à importer 90 % des aimants pour la fabrication des éoliennes ou des moteurs des véhicules élec­triques. Nous recommandons égale­ment de mettre en place un fonds d’investissement pour prendre des participations minoritaires dans des projets miniers en soutien des négo­ciations en cours entre les construc­teurs et les acteurs miniers. Cela va devenir un vrai sujet, car les constructeurs sont en train de négo­cier des "take or pay" sur certaines de ces grandes matières.

 

 

Journal de l’Automobile : La course aux prises de participa­tions des constructeurs dans des sociétés productrices de lithium si­gnifie‑t‑elle que les pouvoirs publics n’interviennent pas suffisamment comme dans le cas d’Eramet (groupe minier français) en association avec un groupe chinois ?

 

P.V. : Une relation contractuelle entre un opérateur minier et un constructeur automobile est quelque chose de nouveau, mais il ne faut pas se faire d’illusions sur la robustesse d’une relation juridique simple. Nous l’avons bien vu sur les compo­sants. En cas de problème de pro­duction dans une mine, une clause dite de force majeure est prévue dans le contrat. C’est classique. Or, ce cas de force majeure arrive fréquem­ment, pour des raisons politiques, techniques ou environnementales. Si le constructeur n’a qu’une relation contractuelle avec la mine, il sera toujours moins bien traité que les actionnaires. C’est pour cette raison qu’Elon Musk prend des partici­pations directes dans des mines car pour Tesla, le nickel et le lithium sont des ressources fondamentales. Il faut donc créer un fonds d’inves­tissement en soutien.

 

 

Journal de l’Automobile : L’équation économique de la voiture électrique se base sur une hypothèse de baisse du coût de la batterie. Cette hypothèse est‑elle caduque compte tenu de la hausse des prix du lithium, du cobalt ?

 

P.V. : La question est de voir com­ment peut‑on éviter d’être dans un cas désagréable comme celui que vous évoquez puisque le prix de la batterie a déjà subi une augmenta­tion de 3 000 dollars depuis 2 ans. Tout d’abord en mettant en place tout ce qui permet de sécuriser les matériaux de manière compétitive. Mais il ne faut pas oublier que cette inflation sur les matières ou l’éner­gie crée de grands gagnants et no­tamment la Chine, qui importe à des conditions favorables des ma­tières issues de mines du monde entier sur le territoire chinois pour les transformer et les revendre à des prix élevés. Donc le fait d’avoir accès à des mines va nous protéger.

 

 

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L’innovation doit également être renforcée en Europe. Les Chinois ont notamment développé le LFP (lithium‑fer‑phosphate) pour environ 30 % de leurs besoins. Ce sont des batteries moins chères que celles utilisant la technolo­gie lithium‑ion, avec des capacités d’énergie, et donc d’autonomie, plus faibles, bien adaptées aux condi­tions de circulation chinoises, es­sentiellement en milieu urbain, puisque les grandes distances s’ef­fectuent en train. Donc une grande partie de la population a accès à des voitures peu chères. En Europe, les constructeurs sont très focalisés sur le lithium‑ion, une technologie de performance indiquée pour de grandes distances. Mais l’Europe doit aussi réfléchir à des technolo­gies qui n’utilisent pas le lithium, ni le nickel… Il faut absolument ren­forcer l’innovation avec des chimies alternatives qui n’auront peut‑être pas les mêmes performances, mais qui seront suffisantes si l’on sou­haite un véhicule pour la ville ou la campagne avec une autonomie, réelle, de 200 km.

 

 

Journal de l’Automobile : Est‑ce que cela sera suffisant pour permettre un accès massif des clients aux véhicules électriques ?

 

P.V. : Ce point relève d’une volon­té sociétale. Le président Macron a promis qu’il y aurait des voitures dis­ponibles à 100 euros par mois mais aujourd’hui, une partie de la popula­tion ne peut y accéder. C’est vrai pour les voitures, mais aussi pour d’autres équipements comme les pompes à chaleur. Je pense que nous ne pour­rons pas faire l’économie d’une taxe carbone qui servira à réaliser les in­vestissements indispensables pour la transition et à favoriser l’achat de ces véhicules électriques.

 

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Que comprend le règlement batterie en cours de discussion ?

 

Le projet de règlement batterie comprend, en premier lieu, un volet réglementaire qui prend en compte trois points : tout d’abord, un taux de recyclage obligatoire et progressif des batteries puisque les procédés vont permettre un recyclage quasi total, ensuite le passeport CO2 de ces batteries, enfin, la provenance des métaux qui doivent être issus de mines responsables. "Il va falloir que nous soyons très clairs sur ce que l’on entend par mine responsable. Ce n’est pas forcément un concept noir ou blanc dès 2023, mais comme pour le taux de recyclage, il y aura une période de progressivité car si l’on attend des batteries parfaites au premier jour, l’Europe risque d’en manquer, prédit Philippe Va­rin. Il faudra mettre en place des certifications d’une tierce partie telle que la norme Irma, une association qui comprend des ONG et des constructeurs."

 

Selon Philippe Varin, un autre dossier devrait être ouvert pour intégrer les mines dans la taxonomie, cette clas­sification des activités économiques qui ont un impact favorable sur l’environnement et dont le but est d’orienter les investissements vers les activités "vertes". "C’est important pour tous les fonds verts. Or, les mines n’en font pas partie, ce qui est aberrant. S’il existe une certification qui prouve que la mine est responsable, il faudrait que l’activité soit dans cette taxonomie. Mais je pense que cela va être corrigé", poursuit Philippe Varin.

 

Au‑delà du règlement batterie, l’Europe a affiché son intention de créer un fonds souverain. "Et pourquoi ne pas commencer par la France, d’ailleurs, ajoute‑t‑il. Enfin, il faudra iden­tifier et réactualiser la liste des matériaux critiques. Aujourd’hui, dans cette liste, figurent 30 matériaux contre 5, il y a 8 ans. Mais la liste ne fait que croître. Il est prévu égale­ment de mettre en place un réseau d’observatoires dans les différents États membres. Nous devrons aussi étudier avec attention le stockage stratégique d’un certain nombre de métaux critiques. Voilà le paysage de ce 'Critical Raw Materials Act" qui doit être approuvé d’ici mi‑2023."

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